Amélie Nothomb, Les Prénoms épicènes,
éd. Albin Michel, août 2018, 160 pages.
Amélie Nothomb
poursuit, dans Les Prénoms épicènes,
une voie ouverte bien en amont dans ses romans-contes, et plus particulièrement
dans celui de l’année dernière, Frappe-toi le cœur : les enfants niés, ou détestés par leurs parents, qui puisent
dans cette négation et cette détestation une force immense. Diane, dans Frappe-toi le cœur, était niée par sa
mère. Cette année, c’est un père qui n’accorde aucune importance à sa fille.
Enfin, si, l’enfant est importante, mais pas en tant qu’enfant. Elle fait
partie d’un vaste plan de vengeance. L’important était qu’elle naisse, elle
devait être l’aînée d’une fratrie d’au moins trois rejetons. Mais elle est
fille unique.
Un prénom épicène
est un prénom que l’on peut attribuer indifféremment à une fille ou un garçon.
Amélie Nothomb bâtit un couple épicène : elle, c’est Dominique ; lui,
c’est Claude. Lorsque naît l’enfant, le père suggère – impose – que l’enfant
s’inscrive dans cette logique. Quel est le prénom le plus épicène
possible ? Ni Camille, ni Stéphane, ni Maxime, mais… Epicène ! Prénom
que l’on trouve dans le théâtre élisabéthain. C’est elle, donc, la petite
Epicène, que son père regarde à peine – que son père ne regarde pas. Avant
l’apparition de l’enfant, le lecteur apprend à connaître la mère, Dominique.
Nothomb sculpte avec justesse, mais comme un sculpteur dont l’outil de
prédilection serait le scalpel, le portrait d’une petite provinciale coincée
tombant sous la coupe d’un jeune type ambitieux. Bien entendu, le type n’est
pas clair. Bien entendu, la jeune fille se
laisse séduire, et épouser. Le couple s’installe à Paris, réussite de
l’époux, rôle parfait de l’épouse, naissance – non sans mal – de l’enfant, etc.
Il y a, dans Les Prénoms épicènes, une mise en scène du
sociologique qui tient de la justesse d’observation et de la féérie. Car nous
sommes dans un conte, il ne faut pas l’oublier. Lorsque Claude oblige sa femme
et sa fille à dire qu’ils habitent près de la place des Victoires et non rue
Etienne-Marcel, ce n’est pas seulement pour souligner le snobisme du personnage,
c’est surtout pour montrer qu’il n’est qu’un menteur, un dissimulateur. De la
même façon, le déménagement sur la rive gauche, s’il participe du même snobisme
apparent et prive Epicène de la compagnie de sa meilleure amie, fille d’un
épicier maghrébin, est un jalon de plus dans la démarche de Claude. Car ce qui
meut le père, c’est la vengeance. Ou la revanche. Son épouse Dominique et sa
fille Epicène ne sont que les instruments de sa colère.
Curieusement, la
veine des prénoms épicènes n’est que peu exploitée dans le roman. C’est un
leurre. On se souvient peut-être du roman de Cookie Allez publié chez Buchet-Chastel en 2015, et intitulé Dominique. Les
parents de ce/cette Dominique-là avaient choisi un prénom non genré pour leur
enfant, qu’ils élevaient sans lui révéler son sexe, habillaient de couleurs
autres que le rose et le bleu… Chez Nothomb, il n’est aucunement question de
l’ambigüité du prénom de la petite fille – ni de celle du père, ou de la mère. Le
propos du roman est ailleurs. Encore que… Regardons d’un peu plus près : l’obsession
de Claude, le père, a pour prénom Reine. Reine, prénom féminin par excellence,
qui en français n’a pas de masculin, qui suggère un port de tête, une élégance.
Une perfection. Reine apparaît en préambule, déclare au type qui est son amant
depuis cinq ans qu’elle se marie avec un autre que lui dans deux jours :
« -
Tu t’appelles Reine. Au début, ton prénom me terrifiait. A présent, je ne
supporterais pas que tu te nommes différemment. Reine, c’est tellement toi.
Reste dans mes bras mon amour.
-
Je ne peux pas.
-
Où vas-tu ?
-
Je vais me marier. »
Dans un texte si
court, et si dialogué, tout va très vite et tout porte à interprétation.
Dominique est un prénom à peine féminin – comme il est à peine masculin – qui est
aux antipodes de Reine, summum de la féminité. Dominique est un prénom non
« terrifiant ». L’enfant nommée Epicène est seule de sa catégorie, si
l’on met à part, mais c’est du théâtre, le personnage de Ben Johnson,
contemporain et rival de Shakespeare. Les filles de Reine se nomment Eléonore,
Caroline et… Florence, la seule à avoir un prénom acceptant un masculin. Le
roman d’Amélie Nothomb exploite le thème des prénoms en mode mineur, alors que
le titre de l’ouvrage laisse envisager le contraire.
Car Les prénoms épicènes parle d’autre
chose que de prénoms. Le roman parle de femmes entre elles. De soumission
acceptée et d’émancipation. D’amitié et de complicité. De manipulation et de
prise de conscience. L’enfant ira jusqu’au bout de la logique de ce roman
noir : jusqu’au meurtre. Mais n’oublions pas que nous sommes dans un conte :
les « stations » de Dominique et Epicène dessinent un labyrinthe moins
humain que symbolique. Il n’empêche, elles sont bien attachantes, ces
femmes-là.
Les romans
d’Amélie Nothomb ne sont pas faciles
à lire. Ils se lisent vite, certes – pour ma part, il m’a fallu une heure et
pas plus pour lire Les Prénoms épicènes,
dans des conditions parfaites de concentration : un trajet en TGV dans la
voiture 13, silencieuse – mais ils sont d’une cruauté si parfaite qu’on en reste
parfois le souffle coupé. Ces romans-contes-là ne sont pas légers. Même si l’on
y respire du 5 de Chanel et l’on y boit une certaine cuvée de champagne Deutz, comme
dans Les Prénoms épicènes, la frivolité
n’y est qu’apparente. Les romans-contes d’Amélie Nothomb nous griffent, nous
giflent. Peut-être leur brièveté concourt-elle à leur donner cette force de
frappe.