Jean Claude Bologne, Histoire du scandale,
éd. Albin Michel, 3 avril 2018, 304 p.
Jean Claude
Bologne poursuit son étude de l’évolution de nos changements sociaux et mentaux
et se penche en ce début avril sur la notion de scandale. L’Histoire nous aide
à comprendre ce que nous avons été, et ce que nous sommes. Scruter la notion de
scandale se révèle, à cet égard, très instructif. Concept fluctuant, dont
Bologne étudie tous les contours de l’Antiquité à nos jours, « du Veau
d’or aux “affaires”, de Jésus aux lanceurs d’alerte, de Jeanne d’Arc aux Femen… » comme le signale le
bandeau rouge sur la couverture de l’essai. Mais si l’Histoire permet de juger
« à froid », l’actualité immédiate peut étonner, et décontenancer.
C’est là que le recul historique prend toute sa saveur, et démontre son
intérêt. Car le scandale, finalement, a laissé place aujourd’hui à un pluriel
pratique et flou à la fois : on disait « le scandale » comme on
dit « les affaires ».
Tout est dans les
mots. Et dans l’étymologie. Du grec skandalon
au latin scandalum, le scandale est
ce sur quoi l’on bute : la pierre d’achoppement. Ce pavé légèrement
décalé, qui nous fait trébucher. Merveille de la construction linguistique – et
donc mentale – le scandale fait écho, par pierre interposée, au scrupule, ce
petit caillou qui se plante entre la semelle de la sandale et la chair du pied.
Les scandaleux sont-ils scrupuleux ? Le manque de scrupule conduit-il au
scandale ? Tout est dans les mots, dans ce que nous en avons fait.
Le scandale avéré
est la Crucifixion – dans notre sphère mentale et historique. La mort du Christ
est scandaleuse, parce qu’ignominieuse. Le supplice subi est celui réservé aux
bandits. D’ailleurs, l’iconographie a évolué sur la représentation du Christ en
croix : il n’est apparu souffrant que tardivement – à l’aune historique –,
on l’a d’abord représenté musclé et triomphant sur la croix. Sur ce scandale fondateur
de nos sociétés occidentales se fonde également le droit canon, via la
linguistique et l’étymologie. Scandale
est comme un mot sacré pour l’Eglise, un mot à manier avec précaution, marqué
des sceaux de traduction de l’ancien et du nouveau testament, mot de prophètes
et de pères de l’Eglise. Dans un chapitre remarquable de clarté sur l’évolution
du concept de scandale dans le droit canon, Jean Claude Bologne nous fait
entendre toute l’incompréhension que nous pouvons éprouver face aux affaires de
pédophilie dans l’Eglise : le scandale n’était véritablement scandaleux
que s’il était porté en place publique ; il a fallu attendre 1983 pour que
la réparation du scandale prime sur sa prévention ; et « il a fallu
une lettre du pape François, le 2 février 2015, pour que, au nom de la
protection de l’enfance, aucune argutie canonique ne puisse être
invoquée ». (p. 78).
Si, comme le
montre Bologne, le scandale n’a pas besoin d’arguments, c’est qu’il ne juge que
ce qui est moral. Or, la morale est affaire de conscience populaire. Dès les
temps de Rome, on s’en remet à la vox
populi, on recourt au peuple pour juger du scandale. On introduit de
l’émotion dans le jugement. Et l’émotion, c’est bien le moteur essentiel de ce
que nous appelons aujourd’hui les fake
news : la sidération et l’émotion sont au cœur de la désinformation,
amplifiée par la dynamite des réseaux sociaux. Des scandales sont montés de
toutes pièces pour modeler l’opinion. Du Brexit
aux allégations sur les comptes cachés de Macron, des manipulations russes aux
rumeurs et buzz(es) en tout genre sur la toile, le scandale est à la une –
dénoncé ou affirmé – de la presse mondiale. Et pas seulement de la
« presse à scandale ».
Dernier scandale
en date – qui occupe l’opinion publique (franco-française, minimisons son champ)
– : l’héritage Hallyday. Qui, concrètement et factuellement, se joue,
somme toute, sur le plan juridique. Emotion, quand tu nous tiens… quand
d’autres scandales, touchant à la prostitution des mineurs ou à l’accueil de
l’autre en tant qu’autre et semblable, ne soulèvent que de petites vagues…
Jean Claude
Bologne balaie le spectre du scandale selon l’angle du chercheur, et nous
pousse à nous interroger sur notre époque. Les différentes étapes de la notion
de scandale en disent long sur notre perception du monde, sur la vie en
société, et sur le relativisme moral et juridique. Auquel il faut ajouter – et
cela remonte à bien plus longtemps que ce que nous croyons et pensons percevoir
– le relativisme médiatique. Singulièrement, la place des femmes et des enfants
est interrogée. Mais faut-il s’en étonner ? Du procès de Jeanne d’Arc au
statut de l’enfant-roi, le scandale nous révèle – « nous », entité
historique.
On se délectera,
avec un égal plaisir, du scandaleux Diogène qui se masturbait en place publique
à des fins philosophiques et pédagogiques, et du combat des Femen, non moins philosophique et
pédagogique. On s’interrogera sur le parallèle d’évidence entre
« affaires » et « scandale », via Voltaire - affaires Calas et des Convulsionnaires
mêlées, Convulsionnaires auxquels Jean Claude Bologne a consacré un roman, Le Frère à la bague.
Le scandale, comme
le suggère Bologne à la fin de son ouvrage, est difficile à cerner, car il
oscille entre fascination et amusement, blessure et indignation. Fascination et
blessure collectives, amusement et indignation particulières, sans doute. Cet
essai nous pousse à nous interroger sur notre parcours historique – il est
toujours salubre de savoir d’où nous venons, nos réactions personnelles et
collectives ne naissant pas d’un grand vide insignifiant – et nous force à la
réflexion contemporaine.
Essai à lire
absolument pour comprendre ce qui, dans la diachronie et la synchronie, forge
et a forgé nos comportements.