François Coupry, L’Agonie de Gutenberg,
éd. Pierre-Guillaume de Roux, avril 2018, 270 pages.
On connaît
François Coupry : c’est l’homme-fiction, le maître des souterrains de
l’Histoire, le magicien qui manie les doubles, les triples… L’imaginer tenir un
journal est impensable. Mais impensable n’est pas coupryen. A partir de 2013,
FC – il ne se dévoile, dans L’Agonie de
Gutenberg, que sous ses initiales – déboule sur FB (Facebook). Et livre, sous
forme de posts hebdomadaires, de courts contes philosophiques, des
« mauvaises pensées », des réflexions sur la marche du monde
contemporain qui appuient là où ça fait mal, mais qui appuient comme on
chatouille, parce que la marche du monde, pour FC, finalement, est une vaste
blague. Pas vraiment incompréhensible, mais à coup sûr absurde.
Ubu est partout,
ça crève les yeux.
Pourtant, ce n’est
pas à Jarry que Coupry se réfère (dans un préambule qu’il intitule
« prélude »), mais à Kafka, et à Jules Verne. Deux explorateurs à
leur manière, l’un fouillant dans la psyché, l’autre poussant à son terme –
anticipant – les possibilités techniques, qui n’étaient pas encore
technologiques. Sous ce double parrainage, avec, en sourdine, toujours, une
inspiration chinoise et russe, François Coupry « livre » aujourd’hui
ses posts FB sous forme, justement, de livre. Parce que « poster »
n’est pas publier, pas vraiment. Parce que si l’agonie de Gutenberg est en
marche, la transition se fait en biseau, ou en sifflet, comme on le dit dans le
management ou dans l’administration, ou dans l’industrie : le nouveau mode
de fonctionnement – le nouveau monde – prend place non par paliers, mais par
glissement graduel.
Cette transition
en biseau est, en fait, au cœur de l’entreprise de L’Agonie de Gutenberg : un journal qui n’en est pas un mais
qui en est un quand même, encore ; un mode de diffusion qui ne
« revient » pas aux pratiques d’hier, mais qui ne les abandonne pas
non plus, pas encore. Le « fond », pour prendre une formulation
facile, est induit par « la forme » : chaque post, ou chaque
entrée du journal publié désormais sur papier, se doit d’être une histoire. Ces
« mauvaises pensées » sont d’ailleurs sous-titrées « Actualités,
fables, paradoxes et confidences ». Il ne s’agit pas de parler de soi, ou
s’il s’agit de cela, il convient de masquer la confidence – l’étalement impudique
– sous la fiction et l’aventure. Et c’est là qu’entre en scène M. Piano.
M. Piano, c’est le
personnage récurrent de L’Agonie de
Gutenberg. Il n’est pas toujours présent, mais il est prégnant. A la fois
candide et dessalé, matois et sympathique, il est le sujet (et non l’objet) de
nos aberrations contemporaines. Car sa surprise nous surprend – il est souvent
surpris, M. Piano. Et ses réactions nous interpellent. Il n’est pas vraiment le
double de FC, M. Piano, ce serait trop simple. Il est, au contraire, ou en
parallèle, un témoin à qui l’on délègue son impuissance, et, parfois, sa
sagesse.
A la lecture de L’Agonie de Gutenberg, ce sont nos cinq
dernières années qui défilent. Sur lesquelles on revient, tout surpris d’avoir
oublié ceci, ou d’avoir raté cela – c’est le fil d’actualité, comme dans
Facebook, première plateforme de publication. Mais, au delà du diarisme et de
l’évaporation des « posts » FB, une fiction plus ample se
dessine : celle du notre monde, envisagé sous l’angle de l’absurde avéré
et de la réflexion à contre-courant. « La féminité du Père Noël »,
« Eloge du mensonge et de l’humanité », « nous, le fleuve » :
autant d’entrées de ce journal qui n’en est pas un, pas vraiment, et qui
déclinent tous les thèmes balayés par François Coupry dans ses romans.
On est
fictionnaire ou on ne l’est pas. Pour FC, la question ne se pose même
pas : Fiction, que diable ! Y compris dans l’observation du monde, et
de sa marche bancale. Le paradoxe est un mode de déchiffrement. Et l’oxymore,
comme on le sait, la marque de la postmodernité. Avec L’Agonie de Gutenberg on entre dans une dimension autre :
celle de la filiation diariste couplée aux réseaux sociaux. Ce paradoxe-là –
publier ce qui a déjà été publié, et peut-être oublié, perdu dans le grand trou
noir du cyberespace – est une des forces de cette publication : le livre est mort, mais il bouge
encore. L’internaute zappe, mais le lecteur engrange.
L’Agonie de Gutenberg – titre terrible, terriblement contemporain, mais exempt de
toute nostalgie – est à lire comme une fiction globale, dans notre monde
(village) global. Les intitulés des pages 80-81 sont, à cet égard, assez
significatifs : « L’Imaginaire précède l’existence » et
« Quand la réalité embête la fiction ». Incorrigible François Coupry
qui, sous couvert d’observation du monde, en revient à ses (merveilleux) démons
– oui, nous nous répétons : Fiction, que diable !
A lire sans
modération.