Hubert Haddad, Casting sauvage,
éd. Zulma, 1er mars 2018, 160 pages.
Hubert Haddad est
de ces artistes – il n’est pas que romancier, il est aussi peintre, essayiste,
poète, dramaturge… – dont la pâte principale est le temps, sans doute. La pâte,
la masse que l’on pétrit et laisse reposer pour ensuite la façonner, et lui donner
forme. Haddad met en forme la pâte du temps. Dans ce roman-là plus encore que
dans les précédents, il fait coïncider, comme on agence les pièces d’un puzzle
pour faire surgir l’image du déchiquètement, les temps du texte, de l’Histoire
et de l’actualité récente, celui d’un film non encore filmé, et celui de sa
propre vie. Le roman est, d’ailleurs, comme un indice supplémentaire, dédié à
sa fille Héloïse.
Le texte, c’est
celui de Marguerite Duras, La Douleur.
Le texte de l’attente : Duras attend le retour de captivité de son époux
Robert Antelme. Mais il s’agit d’un texte différé, rédigé à partir de cahiers
tenus en 1944, et remis en mots plus tard, pour être publié finalement en 1985.
Premier décalage temporel. L’Histoire, c’est celle de la Shoah et des camps,
cette nuit obscure au creux du XXe siècle. L’actualité récente, c’est le
Bataclan et les terrasses. 13 novembre 2015. C’était hier. Mais tout était
hier, au fond. Tout ce dont nous nous souvenons, dans nos chairs ou dans les
récits que les témoins nous portent ou nous ont portés, c’est hier. Si proche
que ça existe encore, et que ça ne finit pas. C’est de l’Histoire et de
l’actualité, c’est « notre » temps, personnel et universel. Le film,
c’est l’adaptation cinématographique de La
Douleur. Dans la diégèse du roman de Hubert Haddad, on en est à chercher
les figurants, qui figureront les prisonniers rescapés des camps, sur l’écran.
Des silhouettes. Que l’on aura rasées, vêtues de rayures, maquillées pâle ou
au-delà du pâle, et que l’on entassera, à nouveau, dans des wagons. Les wagons
du retour. Des figurants. Des artistes de complément. De complément de temps.
La date du 13
novembre 2015 est, pour Hubert Haddad, doublement douloureuse. Dans son ouvrage
Les Coïncidences exagérées (Mercure
de France, septembre 2016) l’auteur revient sur cette date précise, qui marque
la mort de son frère René et celle des victimes des attentats. Cette date
doublement douloureuse, il en fait l’un des motifs principaux de Casting sauvage : son héroïne –
c’est une héroïne – est danseuse. Lors des attentats, elle est blessée au
genou, et mal soignée. Plus question de danser. Plus question ? Plus
question, en tous cas, de monter sur scène pour interpréter le rôle principal
d’un ballet qui avait été monté pour elle, la débutante. Mais danser… comment
ne pas ? « Il n’y a pas de salut pour l’artiste empêché » écrit
Haddad. Mais il n’y a point de salut hors la danse pour Damya, la danseuse
empêchée. Danser, oui, encore, pour soi seule, jusqu’à la
« douleur ».
On confie à Damya
la tâche de dénicher les figurants pour le tournage du film tiré de La Douleur de Duras. La commande est
d’une centaine de personnes. Les attendus sont physiques : il faut que les
figurants soient maigres, et un peu plus que cela, hommes et femmes.
Faméliques. Regards perdus. De vrais rescapés de la vie d’aujourd’hui. Le roman
est la traversée d’un Paris halluciné, qui met en lumière, avant de les mettre
sous les projecteurs, les silhouettes invisibles de la misère ou de la maladie.
Damya, appareil photo au poing, traque la maigreur, le regard cave, le
désespoir. Elle est la messagère porteuse de bonnes nouvelles – les figurants
seront payés, bien sûr, s’ils sont retenus pour le casting – mais aussi la
scrutatrice, au sens où elle scrute les corps et les visages, et les désigne
élus ou non. Les rencontres sont de courte durée, Damya est prisonnière du
temps de sa mission de casteuse. Tout est question de temps, ne l’oublions pas.
D’arrondissement
en arrondissement, Damya dessine dans Paris sa ronde de danseuse empêchée.
Hubert Haddad met
en forme la pâte du temps. Les personnages castés par Damya sont, en grande
majorité, des rescapés à leur manière, encore debout par la seule force d’une
force qui leur échappe, toujours vivants malgré la maigreur, la pâleur
maladive, la dureté des temps et des destins. Et pour quelques euros, ils acceptent
de jouer devant la caméra des rescapés d’un autre temps. Ils sacrifieront leurs
cheveux, accepteront que l’on creuse un peu plus leurs cernes, que l’on
accentue leur malheur. Ils entreront sous la lumière des sunlights, porteurs de
ce qu’ils sont, et de ce qu’ils vont symboliser (parce qu’il est impossible de
« représenter » le retour des camps).
Il faut lire ce
texte magnifique de Hubert Haddad, empreint de douleur et de clarté, de nuit et
d’espoir. Paris y brille de lumières différentes, feux intérieurs et éclairage
magnifié du cinéma. Casting sauvage
est un roman éminemment contemporain, qui embrasse les temps ambiants et les
temps historiques, leur pérennité et leur spécificité. Le roman, c’est l’espace
du temps perdu, retrouvé, créé et recréé, inventé et sublimé. On en a ici non
la démonstration – mot bien trop mathématique – mais plutôt la preuve poétique
et humainement éprouvée.