Vincent Ravalec, Sainte-Croix les Vaches,
éd. Fayard, février 2018, 270 pages.
Il s’appelle
Thomas et règne en son Royaume. Il est agriculteur – mais pas que – et son
Royaume se résume à un village du bout du monde, abandonné de tous et par tous,
dont il est le maire. On connaît Vincent Ravalec. On sait qu’il excelle à mettre
en place des situations limites, et à pousser ces limites jusqu’aux confins
d’une dinguerie parfaitement réaliste, analysable, et imparable du point de vue
de l’analyse contemporaine.
Prenons Thomas –
le maire de Sainte-Croix les Vaches, donc – et Sheila, jeune femme quelque peu
écervelée, maîtresse d’un député qui la propulse sur la scène politique à la
faveur d’élections législatives car le mouvement En avant ! auquel elle
est affiliée a le vent en poupe. Sheila, qui débarque sur les terres de sa
future circonscription en clamant qu’elle est d’ici, de ces terres-ci (celles
de Sainte-Croix), qu’elle y a passé son enfance alors qu’elle n’y a vécu que
quelques jours moroses chez une vieille parente, à des années de là. La
circonscription se joue entre elle et le représentant du FN. Elle gagne le
siège. Prenons Thomas, héritier des terres de son père mort au combat cancéreux
des pesticides, un Thomas miraculeusement riche grâce au magot de Monré,
mafieux rencontré presque par hasard, et qui revient le hanter, avec lequel il
discute de l’avenir de son « Royaume ». Ajoutons-y une bonne dose de
magie qui, sous ses airs de superstition, sert de révélateur : un dénommé
Médée « carte » (du verbe « carter ») la députée et son
assistante, c’est-à-dire qu’il lit dans le jeu de tarot de divination de
mademoiselle Lenormand, après avoir ingurgité une tisane à base, notamment, de
sang menstruel de la députée et de son assistante, l’avenir et le devenir du
Royaume. Rajoutons par-dessus tout ça les agissements de Lactalis, une
imprimerie clandestine de faux papiers, la culture de cannabis bio (avec label
certifié, et carte de fidélité pour les clients), la réintroduction des loups
sur le territoire des Causses, la semence congelée d’un taureau d’exception…
Il y a mille
façons, sans doute, de parler du monde contemporain, et d’en rendre compte. Il
y a une centaine d’angles possibles pour aborder le thème. Vincent Ravalec
choisit celui de la ruralité décalée. Il prend un territoire vierge ou à peu
près (les Causses, en limite d’Aubrac), et pousse la fiction jusque dans ses
retranchements les plus farouches : une mafia locale, bien organisée ;
l’intrusion du politique au sein d’un territoire oublié qui n’en demandait pas
tant ; le balancement entre céder au désir et rester dans l’entre-soi. Le
tout sur fond de dénonciation d’un monde qui court à sa perte, dans un grand
éclat de fou-rire.
Il ne faut pas
voir – lire – Sainte-Croix des Vaches
comme un exercice de pur Grand-Guignol. Dans la droite ligne du Cantique de la racaille, ou de Wendy, ce roman s’inscrit dans une
géographie mentale plus ample, qui tente de mettre à nu ce que l’humain
accomplit face à une adversité qu’il ne comprend pas, et maîtrise encore moins.
Vincent Ravalec explore les possibilités – les possibles – d’une résistance à
tous crins. Avec un humour dévastateur (ou entrent, pour une bonne part, Thoreau
et Gracq en acteurs involontaires) qui nous renvoie dans les cordes de nos
propres actions et réactions face au politique, à l’économique et au social. Sur
le mode de l’allégorie hypertrophiée, il dresse un portrait sans concession de
notre monde contemporain. En y injectant une dose salubre de recul vivifiant.