Emmanuel Ruben, Malville, éd. Stock, août 2024, 265 p.
On voit bien d’où peut provenir l’idée première de ce roman : la rédaction en a commencé lors du confinement, alors que l’auteur résidait sur les bords de Loire. Il donne à son narrateur et double habituel, Samuel Vidouble, la même situation, mais au lieu de s’intéresser à un virus, sa plume revient sur les lieux de son enfance. Il nous livre ainsi un roman d’apprentissage, oscillant entre jours heureux et angoisse de la pré-adolescence.
Sam habite donc à Mortesel (on reconnaît l’anagramme de Morestel), cité médiévale amplifiée par la construction de la centrale et la main d’œuvre indispensable à son fonctionnement, en zone pavillonnaire péri-urbaine pour loger le personnel d’EDF. Des pavillons alignés, tous bâtis sur le même modèle, comme ceux qui ont surgi dans les villages isérois à cette période, à Saint-Quentin Fallavier, par exemple, pour accueillir les travailleurs de la raffinerie Total. Sam va au collège et au lycée, avec tous les « enfants de la centrale ». Il ne s’y trouve pas très bien, se fait souvent charrier, craint que l’on découvre sa judéité. Le garçon est un peu obnubilé par sa circoncision. La mère et le père s’engueulent souvent, le père fait les trois huit, la vie n’est pas forcément harmonieuse. Sam est un rêveur de cartes et de fleuves. Un romancier en puissance qui invente un pays et sa géographie, la Zyntarie, histoire que Ruben a déjà évoquée dans son essai L’Archipel de l’écriture et sur lequel il revient en situation. L’enfance de Sam, c’est inventer un monde, prendre des cours d’équitation pour retrouver son copain Tom, puis abandonner le cheval et choisir le vélo. Emmanuel Ruben est un cycliste, un géographe et un romancier, on peut mettre les termes dans l’ordre que l’on veut…
Sam est amoureux, comme tous les garçons de Mortesel, de la belle Astrid, qui porte le même nom que la centrale que l’on construira sur le site démantelé de Creys-Malville, et qui provoque la catastrophe obligeant au confinement de 2036. Sam est fasciné par la centrale où travaille son père, dont l’enceinte est bien évidemment interdite. Mais Sam voudrait bien séduire la belle Astrid, et pour cela il adopte ses positions politiques, et participe à des manifestations anti-nucléaires. Prend part, même, à une entreprise de dégradation avec quelques copains, qui finira en naufrage et en aventure merveilleuse sur une île du Rhône où l’on vit nu et sans entrave – pour quelques heures.
Plus que la centrale, c’est le fleuve Rhône qui est le motif principal de ce roman. Le Rhône qui, dans ses boucles, peut couler à contre-courant. Le Rhône impétueux et fascinant, avec ses couleurs changeantes et son odeur de vase, libre et dangereux. Rassemblant sa propre situation d’auteur confiné sur les bords de Loire et celle de son personnage Sam coincé au même endroit, Emmanuel Ruben remonte le cours des fleuves et de sa mémoire pour faire revivre son enfance. Quant à la situation de 2036, il imagine que la France est gouvernée par une présidente d’extrême droite et que la Bretagne a fait sécession. Il suffirait à Sam Vidouble de traverser la Loire pour se retrouver en « zone libre ». Mais prendra-t-il le risque de sortir de sa cave et d’affronter les radiations ? Ou restera-t-il terré à relire indéfiniment les romans d’aventure de son enfance ?
Malville est un roman nostalgique, économique, politique et social. Le style clair et limpide d’Emmanuel Ruben parvient à rendre palpables les espoirs et angoisses de l’enfance. Malville est aussi, on l’aura compris, un roman sur les risques nucléaires, le traumatisme de Tchernobyl et ses cicatrices, et une interrogation sur l’avenir de nos sources d’énergie.