Stephen Markley, Le Déluge, traduit de l’américain par Charles Recoursé, éd. Albin Michel, coll. Terres d’Amérique, août 2024, 1040 p.
Le roman débute en 2013 pour s’achever en 2039 et légèrement au-delà, par prospective. Le déroulé des faits est chronologique, décliné selon plusieurs personnages que l’on retrouve au centre de chapitres envisageant la catastrophe à venir selon plusieurs angles : scientifique, politique, économique, terroriste, social, familial. Le réchauffement climatique influe sur les comportements de groupes, et les groupes sont formés d’individualités. La force narrative de ce roman est de donner vie et chair à des personnages éminemment crédibles tant du point de vue psychologique que social. Parmi ces personnages centraux se détachent les figures de l’activiste Kate et de son compagnon Matt, de Tony le scientifique et de sa fille Holly, de Jackie la communicante et de son éphémère amant acteur hollywoodien devenu charismatique candidat à la présidence sous le signe du messianisme et de la défense de l’industrie carbonée. Ajoutons à cette galerie de personnages un spécialiste de la modélisation prédictive, un junkie paumé et une éco-terroriste capable de passer sous tous les radars d’un monde où le numérique traque chaque citoyen.
Le roman est américain, tout à fait américain. C’est-à-dire qu’il envisage avant tout le réchauffement climatique à l’aune des Etats-Unis, que ce soit du point de vue politique ou comportemental. Les presque trois décennies déclinées dans la diégèse sont rythmées par les paliers de l’élection présidentielle. Markley évoque les revirements saisissants d’une gouvernance démocrate conduisant au fascisme. Dans une scène hallucinante, terriblement réaliste, voire naturaliste, on assiste à l’assaut des forces de l’ordre régulières contre des centaines de citoyens américains. C’est que les enjeux sont si importants, et la situation à ce point non-maîtrisée, que tous les points fixes de la démocratie sont déboulonnés. Car la progression irrémédiable du dérèglement climatique produit des événements en chaîne : montée des océans, salinisation des terres cultivables, famine, chômage, effondrement du marché immobilier en zones inondables – dont, en premier lieu, la Floride –, migrations, terrorisme. Dans des temps déréglés et incompréhensibles malgré les avertissements, études scientifiques et conscientisation citoyenne, c’est l’idée même de démocratie qui est vouée à l’extinction.
Le Déluge de Stephen Markley est un roman monumental et grave, par son poids – à la fois celui de ses plus de mille pages et celui de son sujet. Un roman qui est une sorte d’opéra terrestre, comme on parle de space opera. Un condensé paradoxalement large de nos quelques certitudes climatiques actuelles et de projections parfaitement réalistes et catastrophiques. Ce roman est un choc. Dans un épisode terrifiant de réalisme, on voit une famille barricadée dans sa maison, vitres calfeutrées et volets fermés, attendant l’ouragan annoncé. On est loin des fleuves et des mers, on se croit à l’abri. On joue à un jeu de société en attendant que ça passe. Mais les eaux montent, là où c’était impensable. Une marche après l’autre, dans la maison, on est submergé. On trouve un marteau pour fracasser le toit, et s’y réfugier. On n’y croit pas. Et pourtant, c’est là. On guette l’hélicoptère et son treuillage salvateur.
Il est toujours plus tard qu’on ne le croit, semble nous dire Stephen Markley. La conduite du récit est chronologique et spiralée, saisissante de maîtrise, laissant apparaître peu à peu les liens entre les personnages principaux. Courez lire Le Déluge. Pour frissonner, réfléchir, penser la politique en d’autres termes… Mais courez lire Le Déluge, avant tout, pour savourer un grand roman d’une ampleur romanesque intense.