mardi 24 septembre 2024

MANIAC de Benjamín Labatut

Benjamín Labatut, MANIAC, traduction de David Fauquemberg, éd. Grasset, septembre 2024, 448 p. 

L’intelligence artificielle est aujourd’hui entrée dans nos vies. Elle nous aide dans notre profession ou dans nos études, et nous sauve par, entre autres, l’exploration des big data appliquée à la recherche médicale. Elle fait peur et éblouit, pétrifie et enchante. Nous en attendons beaucoup, et nous demandons si nous allons garder notre préséance humaine. Benjamín Labatut se penche sur la genèse de l’intelligence artificielle, en explorant les vies et démarches de deux génies scientifiques du XXe siècle, et en pénétrant le fonctionnement d’une machine mise au point au XXIe siècle. L’ensemble donne une histoire de la pensée physique et mathématique, une fresque historique, et un magnifique ouvrage au souffle romanesque indéniable.  

MANIAC, titre énigmatique, renvoie au nom d’une machine mise au point par Johnny von Neumann et Julian Bigelow, aux USA, immédiatement après la fin de la deuxième guerre mondiale : Mathematical Analyzer, Numerical Integrator and Computer. 

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lundi 23 septembre 2024

Malville d’Emmanuel Ruben

Emmanuel Ruben, Malville, éd. Stock, août 2024, 265 p. 

En 1972, Robert Merle publiait un roman post-apocalyptique intitulé Malvil, et ce nom-là a résonné étrangement lorsque quelques années plus tard a commencé la construction de Superphénix à Creys-Malville, dans l’Isère. Emmanuel Ruben, enfant de Morestel, tout près de la centrale, imagine un roman lui aussi post-apocalyptique, mais sans les développements que l’on pourrait attendre. Il ne s’agit pas d’imaginer les conséquences d’un accident nucléaire, mais au contraire, ici, de remonter le temps, jusqu’à l’enfance, sur les bords du Rhône.

On voit bien d’où peut provenir l’idée première de ce roman : la rédaction en a commencé lors du confinement, alors que l’auteur résidait sur les bords de Loire. Il donne à son narrateur et double habituel, Samuel Vidouble, la même situation, mais au lieu de s’intéresser à un virus, sa plume revient sur les lieux de son enfance. Il nous livre ainsi un roman d’apprentissage, oscillant entre jours heureux et angoisse de la pré-adolescence.

Sam habite donc à Mortesel (on reconnaît l’anagramme de Morestel), cité médiévale amplifiée par la construction de la centrale et la main d’œuvre indispensable à son fonctionnement, en zone pavillonnaire péri-urbaine pour loger le personnel d’EDF. Des pavillons alignés, tous bâtis sur le même modèle, comme ceux qui ont surgi dans les villages isérois à cette période, à Saint-Quentin Fallavier, par exemple, pour accueillir les travailleurs de la raffinerie Total. Sam va au collège et au lycée, avec tous les « enfants de la centrale ». Il ne s’y trouve pas très bien, se fait souvent charrier, craint que l’on découvre sa judéité. Le garçon est un peu obnubilé par sa circoncision. La mère et le père s’engueulent souvent, le père fait les trois huit, la vie n’est pas forcément harmonieuse. Sam est un rêveur de cartes et de fleuves. Un romancier en puissance qui invente un pays et sa géographie, la Zyntarie, histoire que Ruben a déjà évoquée dans son essai L’Archipel de l’écriture et sur lequel il revient en situation. L’enfance de Sam, c’est inventer un monde, prendre des cours d’équitation pour retrouver son copain Tom, puis abandonner le cheval et choisir le vélo. Emmanuel Ruben est un cycliste, un géographe et un romancier, on peut mettre les termes dans l’ordre que l’on veut… 

Sam est amoureux, comme tous les garçons de Mortesel, de la belle Astrid, qui porte le même nom que la centrale que l’on construira sur le site démantelé de Creys-Malville, et qui provoque la catastrophe obligeant au confinement de 2036. Sam est fasciné par la centrale où travaille son père, dont l’enceinte est bien évidemment interdite. Mais Sam voudrait bien séduire la belle Astrid, et pour cela il adopte ses positions politiques, et participe à des manifestations anti-nucléaires. Prend part, même, à une entreprise de dégradation avec quelques copains, qui finira en naufrage et en aventure merveilleuse sur une île du Rhône où l’on vit nu et sans entrave – pour quelques heures.

Plus que la centrale, c’est le fleuve Rhône qui est le motif principal de ce roman. Le Rhône qui, dans ses boucles, peut couler à contre-courant. Le Rhône impétueux et fascinant, avec ses couleurs changeantes et son odeur de vase, libre et dangereux. Rassemblant sa propre situation d’auteur confiné sur les bords de Loire et celle de son personnage Sam coincé au même endroit, Emmanuel Ruben remonte le cours des fleuves et de sa mémoire pour faire revivre son enfance. Quant à la situation de 2036, il imagine que la France est gouvernée par une présidente d’extrême droite et que la Bretagne a fait sécession. Il suffirait à Sam Vidouble de traverser la Loire pour se retrouver en « zone libre ». Mais prendra-t-il le risque de sortir de sa cave et d’affronter les radiations ? Ou restera-t-il terré à relire indéfiniment les romans d’aventure de son enfance ? 

Malville est un roman nostalgique, économique, politique et social. Le style clair et limpide d’Emmanuel Ruben parvient à rendre palpables les espoirs et angoisses de l’enfance. Malville est aussi, on l’aura compris, un roman sur les risques nucléaires, le traumatisme de Tchernobyl et ses cicatrices, et une interrogation sur l’avenir de nos sources d’énergie. 


jeudi 19 septembre 2024

Le Déluge de Stephen Markley

Stephen Markley, Le Déluge, traduit de l’américain par Charles Recoursé, éd. Albin Michel, coll. Terres d’Amérique, août 2024, 1040 p.

On connaît le courant de la littérature post-apocalyptique qui tient de la littérature de l’imaginaire. Avec Le Déluge, Stephen Markley se situe dans la littérature pré-apocalyptique, et nous ne sommes pas dans le domaine de l’imagination, mais plutôt dans le prolongement d’une situation parfaitement contemporaine. Il m’a fallu trois semaines pour lire ce roman, et pendant le temps de ma lecture, les images d’actualité m’ont apporté des scènes d’incendies dévastant forêts et habitations, d’inondations provoquant morts et déplacés. Dans Le Déluge, Markley prend à bras-le-corps le réchauffement climatique, et poursuit la courbe de ce à quoi nous assistons et avons la preuve chaque jour.

Le roman débute en 2013 pour s’achever en 2039 et légèrement au-delà, par prospective. Le déroulé des faits est chronologique, décliné selon plusieurs personnages que l’on retrouve au centre de chapitres envisageant la catastrophe à venir selon plusieurs angles : scientifique, politique, économique, terroriste, social, familial. Le réchauffement climatique influe sur les comportements de groupes, et les groupes sont formés d’individualités. La force narrative de ce roman est de donner vie et chair à des personnages éminemment crédibles tant du point de vue psychologique que social. Parmi ces personnages centraux se détachent les figures de l’activiste Kate et de son compagnon Matt, de Tony le scientifique et de sa fille Holly, de Jackie la communicante et de son éphémère amant acteur hollywoodien devenu charismatique candidat à la présidence sous le signe du messianisme et de la défense de l’industrie carbonée. Ajoutons à cette galerie de personnages un spécialiste de la modélisation prédictive, un junkie paumé et une éco-terroriste capable de passer sous tous les radars d’un monde où le numérique traque chaque citoyen. 

Le roman est américain, tout à fait américain. C’est-à-dire qu’il envisage avant tout le réchauffement climatique à l’aune des Etats-Unis, que ce soit du point de vue politique ou comportemental. Les presque trois décennies déclinées dans la diégèse sont rythmées par les paliers de l’élection présidentielle. Markley évoque les revirements saisissants d’une gouvernance démocrate conduisant au fascisme. Dans une scène hallucinante, terriblement réaliste, voire naturaliste, on assiste à l’assaut des forces de l’ordre régulières contre des centaines de citoyens américains. C’est que les enjeux sont si importants, et la situation à ce point non-maîtrisée, que tous les points fixes de la démocratie sont déboulonnés. Car la progression irrémédiable du dérèglement climatique produit des événements en chaîne : montée des océans, salinisation des terres cultivables, famine, chômage, effondrement du marché immobilier en zones inondables – dont, en premier lieu, la Floride –, migrations, terrorisme. Dans des temps déréglés et incompréhensibles malgré les avertissements, études scientifiques et conscientisation citoyenne, c’est l’idée même de démocratie qui est vouée à l’extinction. 

Le Déluge de Stephen Markley est un roman monumental et grave, par son poids – à la fois celui de ses plus de mille pages et celui de son sujet. Un roman qui est une sorte d’opéra terrestre, comme on parle de space opera. Un condensé paradoxalement large de nos quelques certitudes climatiques actuelles et de projections parfaitement réalistes et catastrophiques. Ce roman est un choc. Dans un épisode terrifiant de réalisme, on voit une famille barricadée dans sa maison, vitres calfeutrées et volets fermés, attendant l’ouragan annoncé. On est loin des fleuves et des mers, on se croit à l’abri. On joue à un jeu de société en attendant que ça passe. Mais les eaux montent, là où c’était impensable. Une marche après l’autre, dans la maison, on est submergé. On trouve un marteau pour fracasser le toit, et s’y réfugier. On n’y croit pas. Et pourtant, c’est là. On guette l’hélicoptère et son treuillage salvateur. 

Il est toujours plus tard qu’on ne le croit, semble nous dire Stephen Markley. La conduite du récit est chronologique et spiralée, saisissante de maîtrise, laissant apparaître peu à peu les liens entre les personnages principaux. Courez lire Le Déluge. Pour frissonner, réfléchir, penser la politique en d’autres termes… Mais courez lire Le Déluge, avant tout, pour savourer un grand roman d’une ampleur romanesque intense.