vendredi 3 novembre 2023

Hitchcock s’est trompé de Pierre Bayard

Pierre Bayard, Hitchcock s’est trompé, « Fenêtre sur cour » contre-enquête, éd. de Minuit, octobre 2023, 176 p.


Pierre Bayard nous a déjà démontré qu’Œdipe n’avait pas tué son père, que Roger Ackroyd n’était pas l’assassin, pas plus que le juge parmi les dix personnages proprement décimés sur une île. Entre autres. Bayard est mon détective préféré. En premier lieu parce qu’il fait plus confiance aux personnages qu’aux auteurs pour élaborer l’histoire dont ils ne sont plus des pantins, mais des acteurs autonomes. Dans Hitchcock s’est trompé, nous sortons du texte pour entrer dans le film. Nous restons dans l’univers policier, plongés dans l’œuvre du maître du suspens : Hitch himself

Fenêtre sur cour. Tout le monde a vu ce film. Pour ma part, je l’ai vu plusieurs fois – au moins cinq, dirais-je – avec toujours ce sentiment d’inachevé, de gêne dans le dénouement. Un Hitchcock non convaincant, malgré tous les éloges. D’ailleurs, sur les trois films que Hitchcock a tournés avec Grace Kelly, le seul qui me semble plausible est Le Crime était presque parfait. Dans La Main au collet, il y a aussi quelque chose qui cloche, quelque chose que Pierre Bayard dénoue, en passant, dans cet essai consacré à Fenêtre sur cour. On se souvient de l’intrigue de ce film : un reporter, cloué dans un fauteuil roulant pour cause de jambe cassée, passe ses journées à épier ce que font ses voisins. Ses fenêtres donnent sur une cour intérieure, sur laquelle il a une vue panoramique. Tout un petit monde peuple cette cour : un pianiste, une danseuse, un couple au petit chien, une femme seule désolée d’être seule, une couple de jeunes mariés, une sculptrice, etc., et le couple Thorwald. Jeff, le reporter, conclut de ses séances d’espionnage-voyeurisme que Thorwald a tué sa femme. Dans l’épilogue – très rapide – du film, le spectateur apprend que ses soupçons étaient justes.

Tout l’art de la décortication de Bayard réside dans l’analyse minutieuse des aberrations qui nous échappent, à nous, lecteurs ou spectateurs. Car à cause de l’élaboration mentale de Jeff, et de son amie, et de son infirmière – il rallie les deux femmes à sa conviction – on passe à côté du vrai meurtre du film, dont tout le monde, spectateurs et critiques, se fout royalement. La mort supposée de l’épouse Thorwald prend toute la place. Et parce qu’il est psychanalyste, Pierre Bayard décortique le pourquoi de notre aveuglement. 

Jeff, son amie et son infirmière forment un trio, ou un plutôt un duo – deux femmes qui n’en forment qu’une. Ils s’enferment dans un raisonnement basé sur des suppositions et se convainquent que le meurtre est réel. Dans une enquête impeccable, Pierre Bayard démonte les mécanismes du voyeurisme,  de la paranoïa, de la folie à deux et de la théorie du complot. C’est magistral. Jeff, immobilisé, contraint de cogiter faute de pouvoir bouger – lui le reporter de terrain – tombe dans le délire d’interprétation, et y entraîne son entourage. 

« Se muer en enquêteur, c’est préjuger qu’il y a quelque chose à trouver, déjà présent sous la surface des choses […]. Contrairement au sentiment d’être démunis que, la plupart du temps, suscite en nous la rencontre avec le réel, l’idée que ce dernier s’apparente à un palimpseste à déchiffrer place l’enquêteur dans une position de toute-puissance, d’autant plus forte qu’il peut jouir de la satisfaction narcissique d’être le seul, ou du moins le premier, à avoir accès à la vérité. »

Si l’extrait ci-dessus s’applique au personnage de Jeff, il pourrait aussi s’appliquer à l’enquêteur – le contre-enquêteur – Pierre Bayard, ce qui rend la lecture de cet ouvrage d’autant plus délicieuse. Disons que Bayard a entraîné la lectrice que je suis dans le même tourbillon de conviction que celui dans lequel Jeff entraîne son amie et son infirmière. Il n’empêche… l’interprétation de Bayard sur le meurtre supposé de l’épouse Thorwald n’est que la phase préliminaire d’une démonstration autrement plus percutante sur le vrai meurtre – dont je ne dirai rien ici – qui a échappé à tous, et dont tout le monde se fout. 

J’aimerais bien que Pierre Bayard se penche sur le film Les Oiseaux, du même Hitchcock. J’en ai pour ma part une interprétation œdipienne – jocastienne – qui me semble évidente, sans doute un peu trop évidente. Si « le cinéma est peut-être plus intéressant encore que la littérature pour réfléchir sur la manière dont nous reconstruisons le monde à notre insu », il reste du pain sur la planche. Au-delà de démonstrations séduisantes et difficiles à réfuter, l’entreprise de dessillement de Pierre Bayard permet de réfléchir au statut du personnage de fiction, mû par une volonté propre. Cette idée-là est vertigineuse, et aucun fictionnaire ne pourra la réfuter. C’est sans doute pour cela que l’on écrit de la fiction… pour être le dieu créateur de personnages dotés de libre-arbitre. 

*

NB : Il existe un remake de Fenêtre sur cour, un téléfilm de 1998 avec Christopher Reeve dans le rôle principal. Les conclusions sur le meurtre supposé de l’épouse sont différentes de celles du film d’Hitchcock. Il y a doute, alors que chez Hitchcock il y a aveux. Preuve, s’il en est, que dans ce film mineur, on a détecté que quelque chose clochait dans l’œuvre source… En revanche, il n’y est pas question de l’autre meurtre, le meurtre que Pierre Bayard met en évidence.