Marie-Hélène Gauthier, La Nuit des choses, éd. des instants, octobre 2021, 214 p.
Il est écrivain, elle est chercheuse en philosophie et en littérature. Ils ont chacun une vie derrière soi. Dans le livre ils n’ont pas de nom, ils sont elle et lui. Tout commence par de la correspondance, que l’on devine électronique, puis par des coups de téléphone. La rencontre, la vraie, charnelle, viendra plus tard, comme inéluctable. Ils se donnent rendez-vous au bord de la mer, dans un hôtel de station balnéaire. Elle, elle doit passer une frontière pour le rejoindre. Lui, il reste sur ses terres nationales. C’est lui qui décide des dates, des restaurants dans lesquels ils iront, du parcours des promenades qu’ils feront, avant ou après l’amour. C’est un homme en mouvement dont les pans de l’imperméable volent au vent derrière lui, un marcheur invétéré, un type qui gesticule au téléphone, dont les mains ne tiennent pas en place. Elle, elle aimerait que ces mains s’arrêtent de remuer, qu’ils les posent sur la nappe du restaurant pour qu’elle puisse les saisir, mais il n’aime pas ça, les gestes démonstratifs, alors elle se retient. Et quand elle ose un geste en public, glisser son bras sous le sien pour la promenade, elle le sent qui se crispe. Jamais il ne s’abandonne.
Lui, c’est un homme pressé, ou qui veut en donner l’impression. Elle, elle est une femme d’attente, une rêveuse attachée aux objets, aux gestes symboliques. Elle est amoureuse, indéniablement. Lui, on ne sait pas, peut-être est-il, comme tous les artistes, et singulièrement les écrivains, rassuré qu’on l’aime. Il a besoin qu’on l’aime. Et puis un jour, non repérable, tout commence à se désagréger, il repousse à des lendemains de plus en plus lointains leurs rendez-vous au bord de la mer, il est plus distant au téléphone, il ne s’anime vraiment que lorsqu’il a fini un texte et propose à son amante de le lire et surtout, surtout, de lui dire ce qu’elle en pense. C’est son travail à lui qui importe, pas sa souffrance à elle, qu’il ne veut pas entendre, au sens de comprendre.
Détaillée ainsi, l’histoire ne semble pas originale. La force de La Nuit des choses tient à sa mise en forme : chaque chapitre débute par une situation d’ « après » et remonte le cours de cette histoire d’amour, pour ensuite revenir au présent du sentiment de perte. Le personnage féminin y apparaît alors en mouvement ou en attente de mouvement, dans sa voiture, dans une gare, dans une foule. Elle est toujours placée en situation mouvante, alors que tout, dans ce que le texte dit d’elle, tend vers l’immobilité. Sa maison, son jardin, ses livres, son fauteuil vert, les étagères où elle aligne ses trouvailles dénichées en brocante ou dans la rue, il faut que les objets soient petits, et signifiants justement par leur petitesse. Elle s’y retrouve, dans ces objets-là.
« […] tous ces objets qu’elle ne pouvait s’empêcher de rapporter, des présences entrevues, dans les vitrines, les brocantes, qui se saisissaient d’elle et lui faisaient parfois rebrousser chemin. […] Des objets dont elle aurait pu se passer, si elle ne les avait jamais vus, mais qui, aperçus, composaient une part de monde auquel ils ne pouvaient plus manquer. »
Et ce merveilleux paragraphe se termine ainsi : « Parce que, finalement, elle était de ceux qui ne se suffisaient pas. »
Elle est de celles qui s’enveloppent de châles. Chaque matin elle va ouvrir ses volets en bois quand ses voisins ont depuis longtemps troqué les leurs contre des volets roulants. Elle est la femme de la permanence.
C’est par petites touches, sensibles, ô combien sensibles, que l’incompréhension prend corps. Une incompréhension qui jamais ne se traduit pas des « pourquoi ? » L’évocation des moments partagés incarne ces pourquoi, qui restent tus. Lorsque cette femme prend conscience de la trahison, de la tromperie, elle ne se révolte pas, elle n’est pas furieuse. Elle s’effondre et se recroqueville. Brisée ? Peut-être. Mais la force, la puissance de l’évocation et de la mise en littérature sont une réparation magnifique. Un peu comme ces bols japonais dont on répare la fêlure avec de l’or, et qui n’en deviennent que plus précieux. C’est l’art du kintsugi. Sur les blessures de cette femme, Marie-Hélène Gauthier verse de l’or.
Le texte n’est traversé qu’une seule fois par une incise de dialogue. Le texte coule à rebours, du présent aux souvenirs, sans cahots, avec une fluidité imparable, pour ensuite revenir à un présent, presque immobile. Il y a, en écho, quelque chose d’Iris Murdoch : cette faculté à peindre – et non dépeindre – les instants perdus ou en passe d’être perdus ; cet art de mettre à plat, sans sursaut mais au plus près du sensible, les éléments d’une situation qu’il s’agit de comprendre, car sans compréhension – et non pas sans explication – le monde n’existe plus :
« Cela faisait des mois, maintenant, que son premier moment de conscience rencontrait la question, que ses journées s’étiraient le long du combat comme la réponse refusée, s’inclinaient devant l’évidence que sa seule force de conviction ne pouvait dériver, et s’achevaient sur un soir d’étouffement, qu’elle repoussait toujours le plus tard possible. […] Pour elle, c’était toujours la nuit des choses. »
Il n’y a pas un cri dans ce texte, pas une once de fureur de la part du personnage féminin. La fureur, on l’entend au loin, dans une conversation téléphonique entre l’homme et son ex ou pas si ex que ça, lui gesticulant et elle élevant la voix. Il n’y a pas, non plus, une once de jugement envers l’homme qui trahit et s’éloigne. On n’est pas dans un lamento, loin de là. On est dans un largo doux, d’une élégance sans faille. On devine les chagrins, la douleur, mais ce que Marie-Hélène Gauthier nous offre, c’est autre chose, de bien plus profond : un texte qui met en forme le silence et l’éloignement d’un homme que l’on a aimé. Ce silence-là, creuset de l’incompréhension, permet le déploiement d’une langue littéraire éblouissante, parfaitement harmonieuse.