Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration
avec Virginie Neufville
Maggie O’Farrel, Assez de bleu dans le ciel
(This Must Be The Place), traduit de
l’anglais (Irlande) par Sarah Tardy, éd. Belfond, 2017 et éd. 10/18, avril
2018.
Elle se prénomme
Claude mais est connue sous le nom de Claudette. Claudette Wells. Elle a été
une star du cinéma, non seulement en tant qu’actrice, mais aussi en tant que
co-scénariste et co-réalisatrice. Un jour, elle a tout lâché, a emporté son
bébé sous le bras, et a disparu. On la croit noyée, avalée par la mer. Elle se
cache en Irlande. Il se nomme Daniel Sullivan. C’est un universitaire, un
linguiste. Il vit aux USA, où il a été marié et où il a eu deux enfants, un
fils et une fille. Daniel fait un voyage en Irlande, en pèlerinage sur la terre
de ses ancêtres.
A un carrefour du
bout du monde, loin de tout, dans un paysage de lande et de pierraille, ils se
rencontrent, Claudette et Daniel. Vont former un couple, avoir deux enfants
ensemble. Leur maison – la maison de Claudette –, pour y accéder, il faut
passer trois, cinq, douze barrières en bois. Impossible de vivre plus cachés,
plus retirés.
Il n’est pas faux
de dire que ce roman est l’histoire d’un couple. L’aventure d’un couple. Mais
ce serait réduire Assez de bleu dans le
ciel à une histoire conventionnelle. Le traitement du récit, en premier
lieu, porte le roman un cran au-dessus : la narration est traitée sur le
mode du puzzle, avec retours en arrière et changement de narrateurs – Daniel
s’exprime à la première personne, tandis que les autres personnages sont donnés
à voir et à comprendre par un narrateur extérieur. Daniel, le linguiste,
s’exprime. Les autres personnages sont montrés. Les préoccupations et secrets
de chacun, en second lieu, placent ce roman à un échelon autre
que la pâle histoire de couple. Si Daniel, le linguiste, s’exprime à la
première personne, c’est qu’il a quelque chose à dire, et que ce quelque chose,
il ne l’a jamais dit, même à Claudette, surtout pas à Claudette. Daniel traîne
avec lui une culpabilité mordante. A l’occasion d’un voyage aux USA pour
célébrer l’anniversaire de son vieux père qu’il déteste, et après avoir entendu
à la radio la voix de son premier amour Nicola Janks, il part en quête d’un pan
peu glorieux de son passé. Il se sait responsable de la mort de cette femme qu’il
a tant aimée durant ses années d’étudiant. Une autre explication à la mort de
Nicola lui sera donnée, mais cela ne changera rien, au fond, à sa culpabilité.
Ce secret – celui
de Daniel – n’est que l’un des nombreux secrets qui parsèment le roman, et que
le lecteur découvre à contre-temps, à rebrousse-temps. Et parfois là où on ne
les attendait pas. Sur trois générations – les parents de Daniel, Daniel et
Claudette, leurs enfants communs ou nés avant leur rencontre – les parts
d’ombre et les drames tissent une trame de non-dits qui vont au-delà du simple
secret de famille. Chaque personnage se construit, s’est construit, autour de
l’indicible. Sans en dévoiler plus, on peut tout de même signaler ici que les
enfants de Daniel et Claudette, éduqués librement dans un espace qui ressemble
au bout du monde, ne vont pas à l’école et ne savent pas que leur mère a été
une star. D’ailleurs, Claudette n’apparaît jamais, dans le roman, comme une
femme au passé prestigieux. Elle est au contraire une femme ordinaire-extraordinaire,
excentrique mais terre-à-terre, tendre et coléreuse, mal fagotée, belle sans
affèterie. Définitivement unique. Seul le catalogue d’une vente aux enchères,
donné in-extenso dans le roman, permet d’envisager sa vie d’avant, sa vie
publique.
« A
la vue de la piste qui grimpe à travers les arbres, une telle joie se déclenche
en moi, un tel soulagement, que j’entame le chemin avec hâte, glissant et
dérapant dans mes chaussures de ville. J’ai traversé l’Atlantique dans un sens
puis dans l’autre ; revu mes enfants dont j’avais été si longtemps
séparé ; je me suis retrouvé attablé face à un homme que je n’avais pas
revu depuis vingt-cinq ans ; j’ai entendu des histoires que j’aurais
préféré ne pas entendre ; j’ai absorbé des informations dont je ne sais
pas encore quoi faire ; je suis un homme faible et brisé, mais je suis
chez moi, je suis là. J’ai réussi à rentrer et, si dérisoire que cela puisse
paraître, c’est une victoire pour moi, j’ai l’impression de fouler les champs
et les vignes d’Ithaque. » (éd. 10/18, p.325)
On l’aura compris,
le paragraphe étant écrit à la première personne, c’est Daniel qui s’exprime.
Dans ce passage, qui marque un des basculements primordiaux du roman, le
lecteur comprend à quel point Daniel a été sauvé par Claudette. Et ce n’est que
par ricochet, par extrapolation et recoupements, que le lecteur comprendra à quel
point Claudette attendait un Daniel dans sa vie. Si la trajectoire et le
caractère des parents des deux protagonistes semblent quelque peu convenus, les
enfants de Claudette et Daniel – leurs enfants communs, et les enfants nés
avant leur rencontre – tracent des destins très singuliers, et très touchants. Parmi eux, un enfant bègue, que l'on voit grandir et surmonter son bégaiement, grâce à Daniel le linguiste.
Assez de bleu dans le ciel est un texte très charpenté, qui brasse des questions humaines
fondamentales – que voulons-nous ? Qu’avons-nous fait ?, par exemple,
mais ce ne sont que deux exemples parmi d’autres questions posées par ce roman.
Maggie O’Farrel sait donner chair et âme à ses personnages, qui survivent chez le lecteur bien après la lecture.
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NB :
Internet, qui ne me cache rien, et que je consulte après ma lecture du texte et
après avoir rédigé cet article (ben oui, après,
sinon, c’est pas du jeu…), m’apprend que Maggie O’Farrel, dont je ne savais
rien, est un écrivain largement reconnu, qui applique à ses romans la technique
de la fragmentation du récit et base ses intrigues sur le suivi d’une famille
sur plusieurs générations et la culture du non-dit. Autant de motifs et de
techniques qui se retrouvent, effectivement, dans Assez de bleu dans le ciel. Suis-je un peu déçue d’apprendre
cela ? Oui, sans doute. Car s’il s’agit d’appliquer un schéma de narration
et de construction à tous ses romans, et de s’y conformer, cela tient de la
« grille », du « truc », pour un écrivain. Cela dit, comme
je n’avais jamais rien lu de cet auteur qui a déjà publié sept romans, je reste
sur ma première impression de lecture : Assez de bleu dans le ciel est un très bon roman.
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