mercredi 30 mai 2018

La Conjuration de Philippe Vasset


Philippe Vasset, La Conjuration, éd. Fayard, 2013, et éd. J'ai lu.


Paris. La ville par antonomase. Dans La Conjuration de Philippe Vasset, le Paris dans lequel revient le narrateur, après quelques années d’exil, n’est plus « son » Paris. Il s’aperçoit que sur son territoire on a condamné « ses » passages secrets, urbanisé « ses » friches, investi « ses » repaires. Le narrateur aime les zones blanches, les silences sur les cartes IGN, les tours d’aiguillage abandonnées, les gares et les entrepôts désaffectés. Mais on a rénové, urbanisé, spéculé. Son « Beyrouth mental, autrefois sillonné de fractures, n’[est] plus qu’une grille d’abscisses et d’ordonnées, un réceptacle transparent aux alvéoles interchangeables ». Lorsqu’il rencontre son ami André, et que celui-ci lui propose de travailler avec lui à l’élaboration d’une secte selon un business plan d’investisseur, le narrateur voit dans ce projet le moyen de tirer parti de ses connaissances de la ville souterraine et secrète. Il s’agit pour lui, puisqu’il a été engagé comme consultant, de dénicher l’endroit idéal pour des cérémonies et d’imaginer un substrat mystique susceptible de séduire les cadres de la capitale. Car l’heure est au spirituel, à n’en pas douter : dans le Paris qu’il a retrouvé, les associations religieuses fleurissent.

Grâce aux rapports que le narrateur fournit à André, le lecteur découvre une géographie réelle et inconnue – ou tout au moins ignorée – de la capitale : la pyramide de Paris-Nord II, le tunnel de Belleville, la forêt inaccessible de la bibliothèque François Mitterrand… Et parallèlement à cette géographie réelle et stupéfiante, le lecteur découvre aussi une foultitude de mouvements mystico-philosophico-religieux assez réjouissants, parmi lesquels la communauté du Jeu du Phénix, basée sur le tarot philosophique de Vincent Cespedes, et le mouvement Acéphale auquel ont appartenu Pierre Klossowski et Georges Bataille. Il y a quelque chose du Pendule de Foucault dans le roman de Vasset : l’élaboration d’une mystification à partir de l’existant – l’existant étant, en l’occurrence, une topographie ignorée du grand public et les différents mouvements spirituels auxquels ont été liés quelques écrivains, petits ou grands. D’ailleurs, comme dans le roman d’Umberto Eco, on trouve dans La Conjuration l’allusion au fameux immeuble du 145 rue Lafayette, qui n’est qu’un trompe-l’œil abritant la cheminée d’aération du RER.

Lorsque le narrateur fait appel à une certaine Jeanne, qui lui enseigne contre forte rétribution à s’introduire partout, absolument partout, à forcer sans forcer toutes les serrures, des plus simples aux plus sophistiquées, le roman prend une autre pente. C’est Fantômas qui entre en jeu, mais un Fantômas que n’intéressent ni le lucre ni le crime. Une petite bande se forme autour du héros, s’introduit dans les bureaux déserts, dans les appartements occupés, consulte les dossiers mais ne vole rien, regarde les dormeurs mais ne les assassine pas. La solitude recherchée par le narrateur, au début, se transmue en occupation des lieux de vie. Et la vie, ainsi contemplée, prend des allures de dénonciation : « On traite chaque pièce comme une scène de crime et chaque étage comme une zone de sinistre. Attentifs à ne rien déranger, on examine le moindre indice avec des gestes d’archéologues, comme si le monde du travail salarié au XXIe siècle était mort depuis longtemps et qu’on en exhumait avec curiosité les derniers vestiges ».

La Conjuration est un roman qui détone. Fiction dans laquelle l’imaginaire puise au réel le plus concret – quoi de plus concret que le plan d’une ville, quand bien même elle est en perpétuelle mutation – et fable sociale où nos vies de fourmis industrieuses sont dénoncées par des veilleurs invisibles : « Les citadins ne nous intéressent qu’en tant que spectacle. La ville n’est plus, pour nous, qu’une scène où s’exhibe la présence, un ciel infiniment gribouillé de trajectoires hasardeuses ».

Dans une langue classique élégante et ironique, Philippe Vasset nous offre ici un roman des plus surprenants, et des plus réjouissants.