Philippe Vasset, La Conjuration, éd. Fayard, 2013, et éd. J'ai lu.
Paris. La ville
par antonomase. Dans La Conjuration
de Philippe Vasset, le Paris dans lequel revient le narrateur, après quelques
années d’exil, n’est plus « son » Paris. Il s’aperçoit que sur son
territoire on a condamné « ses » passages secrets, urbanisé
« ses » friches, investi « ses » repaires. Le narrateur
aime les zones blanches, les silences sur les cartes IGN, les tours
d’aiguillage abandonnées, les gares et les entrepôts désaffectés. Mais on a
rénové, urbanisé, spéculé. Son « Beyrouth mental, autrefois sillonné de
fractures, n’[est] plus qu’une grille d’abscisses et d’ordonnées, un réceptacle
transparent aux alvéoles interchangeables ». Lorsqu’il rencontre son ami
André, et que celui-ci lui propose de travailler avec lui à l’élaboration d’une
secte selon un business plan d’investisseur, le narrateur voit dans ce projet le
moyen de tirer parti de ses connaissances de la ville souterraine et secrète.
Il s’agit pour lui, puisqu’il a été engagé comme consultant, de dénicher
l’endroit idéal pour des cérémonies et d’imaginer un substrat mystique
susceptible de séduire les cadres de la capitale. Car l’heure est au spirituel,
à n’en pas douter : dans le Paris qu’il a retrouvé, les associations
religieuses fleurissent.
Grâce aux
rapports que le narrateur fournit à André, le lecteur découvre une géographie
réelle et inconnue – ou tout au moins ignorée – de la capitale : la
pyramide de Paris-Nord II, le tunnel de Belleville, la forêt inaccessible de la
bibliothèque François Mitterrand… Et parallèlement à cette géographie réelle et
stupéfiante, le lecteur découvre aussi une foultitude de mouvements
mystico-philosophico-religieux assez réjouissants, parmi lesquels la communauté
du Jeu du Phénix, basée sur le tarot philosophique de Vincent Cespedes, et le
mouvement Acéphale auquel ont appartenu Pierre Klossowski et Georges Bataille.
Il y a quelque chose du Pendule de
Foucault dans le roman de Vasset : l’élaboration d’une mystification à
partir de l’existant – l’existant étant, en l’occurrence, une topographie
ignorée du grand public et les différents mouvements spirituels auxquels ont
été liés quelques écrivains, petits ou grands. D’ailleurs, comme dans le roman
d’Umberto Eco, on trouve dans La
Conjuration l’allusion au fameux immeuble du 145 rue Lafayette, qui n’est
qu’un trompe-l’œil abritant la cheminée d’aération du RER.
Lorsque le
narrateur fait appel à une certaine Jeanne, qui lui enseigne contre forte
rétribution à s’introduire partout, absolument partout, à forcer sans forcer
toutes les serrures, des plus simples aux plus sophistiquées, le roman prend
une autre pente. C’est Fantômas qui entre en jeu, mais un Fantômas que
n’intéressent ni le lucre ni le crime. Une petite bande se forme autour du
héros, s’introduit dans les bureaux déserts, dans les appartements occupés,
consulte les dossiers mais ne vole rien, regarde les dormeurs mais ne les
assassine pas. La solitude recherchée par le narrateur, au début, se transmue
en occupation des lieux de vie. Et la vie, ainsi contemplée, prend des allures
de dénonciation : « On traite chaque pièce comme une scène de crime
et chaque étage comme une zone de sinistre. Attentifs à ne rien déranger, on
examine le moindre indice avec des gestes d’archéologues, comme si le monde du
travail salarié au XXIe siècle était mort depuis longtemps et qu’on en exhumait
avec curiosité les derniers vestiges ».
La Conjuration est un
roman qui détone. Fiction dans laquelle l’imaginaire puise au réel le plus
concret – quoi de plus concret que le plan d’une ville, quand bien même elle
est en perpétuelle mutation – et fable sociale où nos vies de fourmis
industrieuses sont dénoncées par des veilleurs invisibles : « Les
citadins ne nous intéressent qu’en tant que spectacle. La ville n’est plus,
pour nous, qu’une scène où s’exhibe la présence, un ciel infiniment gribouillé
de trajectoires hasardeuses ».
Dans une langue
classique élégante et ironique, Philippe Vasset nous offre ici un roman des plus
surprenants, et des plus réjouissants.