Tonino Benacquista, Tiré de faits irréels, éd. Gallimard, mars 2025, 192 p.
C’est l’histoire d’un « petit » éditeur au bord de la faillite. Bertrand Dumas a fondé sa maison il y a une trentaine d’années, il a 641 titres à son catalogue. Aujourd’hui, c’est fini.
C’est l’histoire d’un texte qui hésite entre le narrateur omniscient et la première personne. Un texte pétillant où l’on trouve une idée formidable et trois phrases de type punchline à chaque page.
Bertrand Dumas, à son crépuscule, rencontre ses auteurs, notamment celui en qui il croit le plus et qui depuis des années rédige ce qui doit être son chef d’oeuvre dans une ferme héritée de ses grands-parents, à Palaiseau. Cet auteur-là est son phare, sa fierté. Au contraire d’un autre écrivain qu’il a fait débuter, et qui l’a quitté pour des maisons plus prestigieuses. Celui-ci fait figure d’écrivain national, racontant sa vie dans des romans sans style qui ont beaucoup de succès. Dumas s’en désole, presque autant que de voir sa compagne Coline se délecter des livres-produits d’un auteur de bestsellers dont elle attend chaque publication en frétillant.
Reste-t-il seul de sa catégorie ? Le seul lecteur-éditeur encore capable de savourer une écriture ? Dans une scène épatante qui se déroule dans un restaurant chinois à l’enseigne « Du côté de Sichuan », il déjeune avec un membre du Tout-Paris littéraire, un écrivain primé, juré de divers prix, d’une génération en fin de règne. Ensemble, ils parviennent, de mémoire, à reconstituer un passage de Proust, au mot exact, sans avoir recours au moteur de recherche de leur téléphone portable. Ils s’en réjouissent, et le lecteur se réjouit avec eux. Ce sont deux dinosaures qui ne savent pas que la météorite a déjà frappé.
La météorite, c’est, bien sûr, les réseaux sociaux. Quand tout se déglingue dans un grand mouvement final, une sorte de bal des momies du Temps Retrouvé, quand l’homme que Dumas sait être un grand écrivain et dont il attend le manuscrit peaufiné à Palaiseau et qu’il n’éditera pas pour cause de faillite, quand il découvre que… (on ne spoilera pas…), l’épiphanie vient, justement, d’une influenceuse, star de ces foutus réseaux sociaux.
Voilà un roman flamboyant, où l’auteur tire à vue sur, on n’en doute pas un instant, des situations tirées, elles, de faits réels. Mais il ne s’agit pas d’un règlement de compte. Ce texte est empreint de tendresse pour la littérature, pas forcément pour le monde littéraire. Le renversement final, malin, permet d’ouvrir quelques portes d’espoir.
J’ai lu tous les romans de Benacquista, cet écrivain fait partie de ceux que je suis avec constance, et je reviens souvent à deux de ses textes : Saga, bien sûr, et l’admirable Trois carrés rouges sur fond noir. Il y a fort à parier que je reviendrai aussi à ce Tiré de faits irréels, avec délectation.