lundi 10 avril 2017

Tu n’auras pas peur de Michel Moatti

Michel Moatti, Tu n’auras pas peur, HC éditions, 16 février 2017, 480 pages.

Un bon polar est toujours le reflet d’une époque. Les enquêteurs doivent être plus intéressants que le meurtrier et le décor, qui a son importance, doit permettre l’immersion dans une géographie et une sociologie particulières. Voilà les bases. Qui donnent, bon an mal an, des romans policiers honorables. Michel Moatti, parce qu’il est également enseignant-chercheur en sociologie des médias à l’université Paul Valéry de Montpellier, utilise les codes du genre dans Tu n’auras pas peur pour y instiller une réflexion sur les médias d’aujourd’hui, le web journalisme et l’immédiateté de l’information. Voilà qui distingue ce roman de la production ambiante.

Nous sommes à Londres, en plein Brexit. Lynn Dunsday travaille pour un site d’information internet. Elle a une trentaine d’années, carbure à l’alcool dès avant le déjeuner, et, rapide comme l’éclair – informée par un réseau souterrain de trackers nommé Pierre de Lune – devance régulièrement les autres journalistes sur les scènes intéressantes. Le 24 janvier, à 6 h 49, elle reçoit une alerte sur son téléphone : « Corps immergé à Crystal Palace. Bizarre. Probabilité meurtre. Police sur le site. SCDI en attente. DU LOURD !!! » Elle se rend sur place très vite, et retrouve sur la scène de crime un ancien journaliste du Guardian, Trevor Sugden, qui écrit à présent dans un petit quotidien au format non canonique. Le duo d’enquêteurs est formé : la jeune femme et le vieux journaliste proche de la retraite. Une tendresse particulière unit les deux personnages, qui tient autant à leur solitude respective qu’à l’idée qu’ils se font de leur métier.

Le cœur de l’enquête ? Oh, rien que de très banal dans la littérature de serial killers : un frappadingue reconstitue les morts violentes les plus spectaculaires : Otis Redding sur son siège d’avion ; telle victime de Sonora, au Mexique, dont on a découpé le visage au cutter, etc. Le meurtrier filme ses meurtres, et balance les vidéos sur le Dark Net.

« L’autre face de son action, c’est sa publicité : il veut que son œuvre soit connue et reconnue. Il présente son travail, c’est à la fois son pressbook et une sorte de conférence virtuelle qu’il adresse à son public…
- Vous voulez dire un de ces trucs comme ce que les geeks appellent des keynotes ? demanda Andy. Un rendez-vous régulier où l’on expose et commente ses dernières créations ?
- Exactement, fit Trevor. »

Mais, comme le personnage interprété par Kevin Kline l’explique à Marie Elizabeth Mastrantonio dans January man (film de Pat O’Connor, 1989), le meurtrier n’est rien ni personne. Un type sans importance. Qui sème la mort et se croit un héros des temps modernes, mais qui, dans l’économie générale du polar, n’est là que pour mettre en relief la perspicacité, le courage et la volonté des enquêteurs – en marge de l’enquête officielle –, et permettre que se nouent entre eux des relations autres, et autrement plus sensibles.

C’est exactement cette voie qu’explore Moatti dans Tu n’auras pas peur. Lynn Dunsday vit une histoire d’amour avec un inspecteur chargé de l’enquête, et une histoire d’amitié à la vie à la mort avec Trevor Sugden, le journaliste de presse écrite. Lynn est une fille qui ressent tout à fleur de peau, qui avance, fonce même, avec au cœur la rage d’être la première sur le coup, sur le scoop, mais qui dans les articles qu’elle met en ligne à partir de son smartphone, s’adresse à son lecteur en le tutoyant et en l’embarquant dans son enquête et dans ses ressentis. C’est une sensible. Les articles qu’elle publie font partie de la narration. Sugden, lui, n’a pas accès à cette immédiateté de la diffusion de l’information. Il reste de la vieille école, même si la chasse au scoop le tenaille lui aussi. Et il n’en est pas moins sensible.

Tu n’auras pas peur est un polar d’immédiate actualité bâti sur un canevas éprouvé, qui a fait ses preuves. L’intérêt du roman repose sur la mise à plat de notre propre accession à l’actualité. Sommes-nous consommateurs de scoops ? Réagissons-nous au buzz de manière émotive ? Et quid des journalistes, de leur déontologie et de leur faim de scoops ? Symboliquement, par l’agonie de Sugden et l’aspiration épisodique de Lynn à une vie rangée, Moatti expose les deux versants de la course à l’info, qui se rejoignent. Info dont nous sommes les consommateurs avides. Et peu avertis, au fond.

Tu n’auras pas peur est un polar exemplaire, qui permet au lecteur de s’interroger sur sa propre attitude dans la vraie vie. Michel Moatti, comme son personnage Lynn Dunsday, apostrophe lui aussi son lecteur. En sourdine. Un très bon livre, qui sous les dehors du polar haletant, pose les vraies questions de notre rapport à l’information.