lundi 3 avril 2017

Histoire du coup de foudre de Jean Claude Bologne

Jean Claude Bologne, Histoire du coup de foudre, éd. Albin Michel, 320 pages, 2 février 2017.

Jean Claude Bologne n’a pas son pareil pour rendre claires et accessibles les bases de notre culture occidentale. Dans son nouvel essai, il se penche sur le coup de foudre, cet état de pétrification amoureuse immédiat qui ne s’énonce ainsi qu’en français, quand les autres langues se réfèrent à la vue, le sens le plus noble (1). L’expression « coup de foudre » apparaît en français au XVIIIe siècle (en 1741 exactement), et il découle de l’ « étonnement », mot qui contient déjà en lui le « tonnerre ». Tomber amoureux tout d’un coup, c’est comme le ciel qui se déchirerait. Un météore. Une allusion à la météorologie.

« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue. » Chacun connaît ce vers. Même si Phèdre est tout entière la proie de Vénus puisque la déesse ne se sert de la belle-mère que pour punir le beau-fils, cette définition poétique du coup de foudre donnée par Racine, alors que l’expression n’existe pas encore, dit tout du bouleversement : les contraires fusionnent – la pâleur du blanc et le rouge qui est la couleur par antonomase –, la vue est le sens premier de l’émoi. Les Grecs classaient les cinq sens hiérarchiquement : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher. Du plus éloigné à celui nécessitant le rapprochement le plus intime. Jean Claude Bologne décrypte ainsi pour nous l’histoire d’amants et amoureux emblématiques, qui suit très exactement la hiérarchie d’Aristote (2) :

« On reconnaît dans ce processus les trois scènes clés de Roméo et Juliette : l’apparition de Juliette au bal des Capulet (la vue), la scène du balcon (l’ouïe, puis le baiser), la chambre à coucher (le toucher). Le stade ultime est fortement stigmatisé lorsqu’il n’est pas consacré par le mariage. » (p. 25)

L’histoire du coup de foudre remonte à… Ramsès II, tombé amoureux, nous dit la chronique – chronique inscrite sur les temples, y compris celui d’Abou Simbel consacré au Pharaon et à son épouse Nefertari, laquelle n’est pas l’objet de cet énamourement soudain – d’une jeune princesse hittite. La légende égyptienne a certes pour but de consolider des alliances politiques, mais la légende est jolie. Là encore, c’est la vue qui est le sens premier. Bologne décline les coups de foudre visuels à travers l’Histoire, expliquant que la beauté est tout d’abord un signe de grâce divine. Pour ensuite retourner le motif, via Balzac. Dans La Peau de chagrin, le héros est angoissé à l’idée de désirer une femme, car sa vie serait amputée de quelques années. Il s’efforce de ne pas regarder lorsque les murmures admiratifs d’un public de théâtre lui laissent à penser qu’une beauté s’approche. Peine perdue. Il est séduit, immédiatement, par le bruissement de la soie d’une robe et l’effleurement d’une chevelure. Là, Aristote est battu, la vue n’est plus le sens premier. Mais l’embrasement survient tout de même.

A l’instar de Ramsès II et de la princesse hittite, les coups de foudre historiques sont souvent des coups politiques, réarrangés, romancés par la chronique pour faire correspondre intérêt de l’état et romance chez les puissants, histoire de faire chavirer le peuple. Attardons-nous cependant sur l’histoire de la Grande Mademoiselle (= la Duchesse de Montpensier) et du duc de Lauzun. Coup de foudre. Marcel Pagnol, dans Naïs, raconte cette histoire sous l’angle du bossu. Parce qu’on ne tombe pas forcément en amour immédiat, soudain et définitif, par la vue et le choc de la beauté. Le héros de la Peau de chagrin en est un exemple, déjà cité. Un autre exemple est celui de la marquise Du Deffand et d’Horace Walpole : l’aveugle et le contrefait. Le sens de la vue n’entre pas en compte dans cette histoire d’amour. Le coup de foudre, immédiat, irrémédiable, a d’autres causes, d’autres fondements.

Peut-on provoquer un coup de foudre ? S’en remettre à la magie ? Tristan et Iseut sont là pour le prouver. Le philtre destiné aux futurs époux légitimes (Iseut et le roi Marc) est absorbé par ceux qui ne devraient pas le boire. Mais, pourquoi concocter un philtre pour de futurs époux ? Et pourquoi ce philtre ne devait-il être efficient, selon certaines versions, que durant trois ans ? L’amour dure trois ans, a-t-on appris récemment. Les chroniques médiévales en avaient déjà l’intuition. Ou plutôt, les chroniques médiévales s’appuyaient sur les impératifs de gouvernement : un roi amoureux plus de trois ans se désintéresserait de la bonne marche de son royaume. Il y a un temps pour tout : un temps pour aimer, et un temps pour gouverner. La limite temporelle du philtre d’amour destiné au roi Marc avait une dimension politique…

Jean Claude Bologne décortique le coup de foudre selon l’angle historique et romanesque. Et, ce faisant, il inscrit le roman dans l’Histoire, en passant par le personnage de Perceval. Perceval, premier véritable héros romanesque, dont la trajectoire psychologique influe sur le cours littéraire. L’avènement du roman passe par la prédominance de la psychologie du héros sur les canons établis de la structure. Autrement dit : c’est avec Perceval, ses atermoiements, ses décisions et ses repentirs, que le roman prend son essor, qu’il dévie de la ligne tracée des aventures enchainées où la psyché n’intervient pas. Et dans les aventures de la psyché, le coup de foudre a toute sa place. Une place sentimentale, psychologique et politique.

Jean Claude Bologne nous offre, avec L’Histoire du coup de foudre, un voyage érudit et complice, qui ne se borne pas à l’amour sensuel. L’amour immédiat, inconditionnel et ravageur sait dépasser l’alchimie sensuelle. On peut avoir le coup de foudre pour un tableau, un roman, pour toute œuvre artistique. On peut tomber en amour d’amitié, comme Montaigne et la Boétie. On peut en passer par l’expérience mystique pour atteindre ce degré supérieur de compréhension du monde : la sidération, la pétrification, un état de connaissance absolue et soudaine qui passe par la vue, la chair, ou ce « no sé qué » inexprimable de Jean de la Croix. Le coup de foudre, ce météore délicieux.

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Notes
1 – Love at first sight, amor a primera vista, etc.

2 – On considèrera, à l’aune de la hiérarchie aristotélicienne, ce que le voile intégral induit de passion brimée et « non suscitable » : comment avoir le coup de foudre pour une femme dont on ne distingue ni le visage ni le corps…