Parce que lire, c’est tordre les résolutions romanesques
Pour
François Coupry
Du temps a passé depuis la
publication de la contre-enquête de Pierre Bayard, il est donc inutile de
prendre la précaution d’indiquer en tête d’article ***SPOILER***. Mais, tout de
même, si vous ne savez pas qui a tué Roger Ackroyd selon Hercule Poirot dans le
roman d’Agatha Christie, et qui a tué Roger Ackroyd selon Pierre Bayard dans
son essai, ne lisez pas ce qui suit.
La critique littéraire est
une entreprise de démolition et de reconstruction, une pêche aux indices, et
une chasse à l’intrus. C’est un exercice jouissif, un sport intellectuel qui
déclenche les endorphines : l’échiquier sur lequel se déroule la partie
que l’on joue contre cet adversaire qu’est le texte a ses cases noires et
blanches, ses diagonales et ses fous, ses rois et ses reines. Faire la critique
d’un roman policier – sans doute le plus connu du genre – et démontrer que
l’assassin n’est pas celui que nous propose la résolution de l’énigme, voilà un
exercice parfait. Pierre Bayard, enquêteur borgésien et freudien à la fois – ce
qui revient à concilier les inconciliables – part à l’assaut du monument
d’Agatha Christie. Mais ce n’est pas à la reine du crime qu’il s’en prend.
Elle, il la préserve, plus ou moins, de la critique. Non, celui qu’il a dans
son collimateur, qu’il traque et décortique, c’est le détective Hercule Poirot.
Détective par antonomase. « Poirot sait » affirme Poirot. Et Bayard
de démontrer que Poirot sait peut-être, et encore, mais qu’en tout cas ce qu’il
sait, il le sait mal et le sur-interprète.
Revenons aux sources :
dans le roman d’Agatha Christie, le docteur Sheppard est le narrateur ET
l’assassin. Le lecteur est aux prises avec un récit biaisé, qui ment par
omission. La surprise finale n’en est que plus grande, et plus explosive. Au
tout début de sa carrière de romancière, Agatha Christie lance une bombe
narrative. Jamais un auteur de romans policiers n’avait exploité cette
résolution. A la toute fin de sa vie, Agatha Christie réitèrera l’exploit, sous
un autre angle : dans la dernière enquête d’Hercule Poirot, l’assassin est
l’enquêteur lui-même. Après une vie à traquer les criminels, Poirot devient à
son tour criminel, sur les lieux-mêmes de sa première enquête. Il peut quitter
la scène. Peut-on en remontrer à un auteur qui manie à ce point le
faux-semblant et le retournement ? Oui, dit Pierre Bayard.
Dans Qui a tué Roger Ackroyd ? Bayard démontre avec brio que le
narrateur James Sheppard est bien à l’origine du crime – une histoire de
chantage – mais n’est pas le criminel. Enfin si, à bien y regarder, il est le
criminel de lui-même, puisqu’il se suicide, mais c’est sa sœur Caroline qui a
tué Roger Ackroyd. Par amour. Oh, pas par amour dudit Roger, mais par amour
pour son frère James, le bon docteur Sheppard, dont le chantage allait être
découvert, et à qui elle voulait éviter à la fois la prison et le déshonneur. Sheppard
se suicide pour éviter que l’on puisse accuser sa sœur du crime. Voilà la thèse
de Pierre Bayard, séduisante et convaincante.
Mais, au fond, quand on lit
un roman policier, est-ce bien le nom de l’assassin qui nous intéresse ?
Oui, sans doute. Encore que… Tout lecteur d’Agatha Christie sait que la
résolution tient de l’improbable et du tour de force. Tout fan de la reine du
crime sait qu’il faut chercher l’assassin parmi les personnages les moins
évidents. La réunion finale, en dernier chapitre de roman, aligne comme à la
parade tous les protagonistes devant le détective, qui élimine les suspects un
par un jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un, le coupable. Bayard, malicieusement,
fait de même : ce n’est qu’à la fin de son essai que la coupable est
désignée, et son crime expliqué. Ce qui intéresse le lecteur de romans policiers,
et singulièrement le lecteur de ce type de romans où l’on trouve ce que l’on
appelle les « détectives en fauteuil », c’est ce que j’appellerai
« la remontée ». La résolution est une surprise – et plus la surprise
est grande, croit-on, plus le roman est réussi – mais cette surprise n’est
qu’un plaisir de quelques secondes. Le vrai plaisir du lecteur réside dans la
sidération de s’être fait avoir, de s’être laissé prendre. Mais… mais…
comment ? Comment ai-je pu passer à côté de ça ? Et de ça ? Oh
bon sang, et je n’avais pas remarqué que… Ah ben oui, j’avais bien noté ça, et
ça aussi, mais de là à penser que ça aurait cette importance… La
« remontée », c’est de la jouissance à la puissance mille. Un brin
maso, certes. Mais du plaisir pur. Pierre Bayard, sans écrire un roman
policier, mais en offrant un essai de « critique en fauteuil »,
procure ici cette forme de plaisir, que l’on ne va pas bouder.
Bon, on sait à présent qui
est le véritable assassin de Roger Ackroyd. Encore que… Bayard ouvre avec sa
contre-enquête une ère du soupçon décalée. D’autres assassins sont possibles
dans le roman, qu’il énumère sans s’y attarder, qui mériteraient peut-être
qu’on s’y attarde. Mais sa démonstration est plus que satisfaisante. Au-delà de
la découverte du « véritable » assassin, la partie consacrée à
l’analyse du raisonnement d’Hercule Poirot est magistrale. Basée sur la notion
de « délire d’interprétation », elle fait de Poirot un fou plus ou
moins furieux, ce qu’il est assurément. Au-delà des textes d’Agatha Christie, pratiquement
toutes les incarnations cinématographiques ou télévisuelles du détective nous
proposent un type en décalage avec le monde et sa course, un cinglé à moustache
et filet pour protéger l’ordonnancement de ses rares cheveux pendant le sommeil,
un maniaque-maniéré vaguement snob et assurément dédaigneux. Poirot n’est pas
sympathique. Il est le héraut de la vérité crasse : le crime, c’est ce qui
fait tourner le monde. Il finira, d’ailleurs, comme nous l’avons dit plus haut,
en criminel.
La démonstration de Pierre
Bayard, en ce qui concerne la résolution du meurtre de Roger Ackroyd et le
psychisme de Poirot, est, donc, convaincante et réjouissante. Un petit bémol,
toutefois. Un ou deux… La critique littéraire version enquête policière ne peut
faire abstraction de la chronologie des événements. Tout bon flic vous le dira.
Dans les références aux autres romans d’Agatha Christie que Bayard utilise pour
sa démonstration, ne sont jamais prises en compte les dates de rédaction et de publication
des romans. Or, on n’écrit pas à trente ans comme on écrit à soixante-dix, le
monde tourne et nous changeons. Considérer l’œuvre entière d’Agatha comme un
tout indépendant du temps qui passe introduit un léger malaise. Hercule Poirot
est-il figé dans son âge et dans son fonctionnement ? Il y a, là, quelque
chose à creuser : dans Le Meurtre de
Roger Ackroyd, un des premiers romans d’Agatha Christie, Poirot est
retraité et Hastings ne fait plus partie du plan de figure. Pierre Bayard
analyse l’attitude et les réactions du détective en fonction du personnage,
mais pas en fonction du déroulé de l’œuvre, et donc de l’évolution de l’auteur.
Ce n’est qu’une petite remarque. Autre chose : un meurtrier n’est pas
forcément un assassin. Tout au moins pour le lecteur français. Le droit
français prend en compte la préméditation (= assassinat). Lorsque Pierre Bayard
analyse la dernière enquête de Poirot (Poirot
quitte la scène, 1975), il fait d’Hastings un « assassin » quand
il n’est qu’un « meurtrier », puisque la mort qu’il provoque est
involontaire. La nuance aurait mérité d’être explicitée, et envisagée selon la
loi en vigueur dans les pays où se déroulent les crimes.
Qui a tué Roger
Ackroyd ? L’enquête reste entrouverte. Ne refermons pas le dossier tout de
suite… L’essai de Pierre Bayard nous incite à reconsidérer les conclusions des
romans policiers, et au-delà, nous rappelle que le doute et la torsion des résolutions
romanesques sont la quête toujours recommencée du lecteur et du critique. Une
manière salubre d’envisager la littérature, la fiction, et le monde.