Joyce Carol Oates, Maudits (The Accursed), traduit de l’anglais
(USA) par Claude Seban, éditions Philippe Rey, 9 octobre 2014, 818 pages.
American
gothic
La prolifique Joyce Carol
Oates a publié l’année dernière aux États-Unis un roman intitulé The Accursed, que les éditions Philippe
Rey nous proposent dans la belle traduction de Claude Seban en ce début
octobre. Le titre français, Maudits,
et la couverture – arbres morts et corbeau planant –, rattachent immédiatement
ce roman au cycle gothique de l’écrivain américain. Maudits est le cinquième opus de ce cycle [1], qui puise dans le
merveilleux et l’horrifique pour raconter l’Amérique. American gothic…
Nous sommes à Princeton.
Entre 1905 et 1906 des faits dramatiques et fantastiques vont endeuiller la
petite communauté aristocratique de l’une des plus prestigieuses universités
américaines, communauté parmi laquelle on
trouve deux présidents des USA – un ancien, Grover Cleveland, et un futur,
Woodrow Wilson qui, à l’époque où se déroule le roman, est à la tête de
l’université. La « malédiction » que nous annonce le titre s’abat
avant tout sur la famille Slade. Le jour de son mariage, et alors qu’elle vient
tout juste de prononcer le « oui » qui l’engage à un jeune homme
qu’elle n’aime pas et qui ne l’aime pas, Annabel Slade s’enfuit avec… le
diable. Qui a pris, pour la séduire – pour la subjuguer – des traits aimables
et aventuriers. Le frère d’Annabel, Josiah, part à la recherche de sa sœur. Les
jeunes cousins d’Annabel – Todd et Oriana – sont à leur tour victimes de la
malédiction, et périssent. Winslow Slade, leur grand-père, est anéanti. Un sort
malin lui a arraché ce qu’il avait de plus cher au monde. Mais… se pourrait-il
que la descendance Slade soit frappée par une faute originelle du
patriarche ?
Les Slade ne sont pas les
seules victimes de ces deux années de folie. Il semble que tout se déglingue
dans le petit monde feutré de Princeton. Des crises d’hystérie ; des
carnets cryptés qui, déchiffrés, laissent apparaître manigances, jalousies,
frustrations et déchaînements de la chair ; des professeurs victimes
d’hallucinations ; des adultères plus ou moins consommés sur fond de
puritanisme et d’ambition politique ; une jeune veuve et jeune mère
basculant dans le monde des vampires. Des viols, des meurtres. Un ventilateur
comme arme du crime. L’exploration d’enfers marécageux. Tous les ingrédients du
gothique : le sang, les sens ; l’en-haut et l’en bas ; la vie brève et l’immortalité.
Le roman est bâti comme une
enquête historique, et l’historien qui relate les faits – son récit date de
1984 – est partie prenante de l’histoire. On le découvre à la page 500. Dès
lors, tout devient suspect. Machiavéliquement, en confiant son récit à ce
narrateur qui se dit historien, Joyce Carol Oates introduit une strate
supplémentaire de doute et de complicité avec le lecteur. Un historien
s’intéresse-t-il à des faits fantastiques ? Ses conclusions tirées des
événements de 1905-1906 sont-elles justifiées, étayées, scientifiques ? L’image
qu’il donne de son père est-elle vraisemblable, ou explicable [2] ? Non,
bien sûr. Mais oui, bien sûr, sur le plan romanesque.
Maudits est un roman
gothique postmoderne. Entendons par là que Joyce Carol Oates utilise une forme
romanesque ancrée dans l’histoire littéraire pour la malaxer de façon
contemporaine. Pour la tordre. Le
lecteur tient entre ses mains non pas une parodie gothicisante, mais un roman où
s’exerce une double torsion : celle du narrateur, et celle du contexte.
Le narrateur, cet historien
dont nous avons parlé plus haut et dont le lecteur suit les affirmations et les
preuves, apparaît dans le roman – sous sa propre plume – comme une personne,
lorsqu’il était bébé. Cette remontée aux origines – la naissance est
miraculeuse, ou à peu près – est aussi une remontée dans l’Histoire elle-même.
Le vocabulaire employé par le vieil historien en 1984 est celui des années
1905-1906, celui de ses parents, celui des protagonistes. Un seul
exemple : il emploie à plusieurs reprises le mot « indicible » comme
un joker. L’indicible, ce ne sont ni
les vampires, ni l’apparition du diable en personne, ni l’exploration des
enfers, ni même la mort vaincue ou l’apparition des anges, qui, dans le récit,
sont explicites. L’indicible, c’est
le viol, la masturbation, le plaisir féminin, l’homosexualité. Joyce Carol
Oates se joue de son lecteur autant que de son narrateur.
Le contexte est historique
– magnifiquement historique, puissamment étayé, et merveilleusement surprenant,
tout au moins pour le lecteur français peu au fait des présidences de Grover Cleveland,
Teddy Roosevelt ou Woodrow Wilson. La famille Slade, celle qui subit de plein
fouet la « malédiction », est de pure invention. Mais gravitent
autour d’elle des figures bien réelles, ressuscitées littérairement. Mary
« Cybella » Peck, par exemple, la femme décrite dans le roman comme
un modèle préraphaélite, à qui le futur président Wilson écrit des lettres dans
lesquelles il se dévoile sous un autre jour que le jour puritain qui est sa marque. Ces lettres sont attestées [3]. Mark
Twain, Jack London et Upton Sinclair sont les figures tutélaires de Maudits. Upton Sinclair – une des
figures dominantes du socialisme aux USA au début du XXe siècle – publie en 1905 La Jungle, livre dans lequel il décrit la condition terrifiante des
employés des abattoirs de Chicago. La malédiction gothique de la famille Slade
et de l’aristocratie de Princeton fait écho au sort social du corps ouvrier des
USA du début du siècle dernier. Upton Sinclair croise la route de Josiah Slade
– personnage fictif, qui s’engagera lui aussi dans les rangs socialistes. Les
pages les plus époustouflantes de ce roman époustouflant sont, sans doute,
celles consacrées au discours de Jack London lors du meeting socialiste au
Carnegie Hall le 29 mai 1906, et au repas qui suit. Tout l’attirail gothique
déployé par Joyce Carol Oates dans la malédiction des Slade y est repris en
écho. Là encore, un seul exemple : Jack London croque à belles dents dans
un « sandwich cannibale », c’est-à-dire de la viande crue entre deux
tranches de pain. Le sang coule sur son cou. Ces sandwiches, ce sont ceux que
l’on dévore à non moins belles dents dans les enfers marécageux où se
retrouvent Annabel et Todd Slade. Le monde d’en-haut, dans cette scène, vaut
celui d’en bas. Le monde gothique littérairement ressuscité par l’auteur – et
le narrateur – répond au monde historique littérairement rendu. Les vampires,
la viande crue, le végétarisme de Sinclair, l’enlèvement de la jeune mariée,
tout cela renvoie au sang, à la chair et à la viande, et à La Jungle des abattoirs. Joyce Carol Oates, diaboliquement, ramasse
les motifs économiques, politiques, sociaux ET littéraires. Une preuve de plus
de son immense talent.
Bergman, Le Septième Sceau |
Joyce Carol Oates nous
offre, avec Maudits, un roman
puissant. L’écrivain brasse dans un même élan la fiction et l’historique,
l’hier et l’aujourd’hui, l’avéré et l’imaginaire. « Les vérités de la
Fiction résident dans la métaphore, mais la métaphore naît ici de
l’Histoire » écrit-elle en tête des remerciements. On savait que la grande
dame des lettres américaines cachait sous sa fragilité apparente une force extraordinaire.
On avait, déjà, mesuré son talent à l’aune des dizaines de livres qu’elle avait
publiés. Après la lecture de Maudits,
dont on sort sonné, on remercie Joyce Carol Oates d’encore nous étonner et nous
ravir. Ravir : nous enlever, nous kidnapper, comme le diable ravit Annabel
Slade le jour même de ses noces.
Notes
[1] Les quatre romans
précédents faisant partie du cycle gothique : Bellefleur, A bloodsmoore romance, Mysteries of Winterthurn, My heart
laid blair.
[2] Le lecteur découvrira,
dans le personnage du père de l’historien, un admirateur passionné et affolé par
les méthodes d’investigation de Sherlock Holmes. Ce sont là, également, des
pages hallucinées et littérairement plus que réjouissantes. Aux figures réelles
de Mark Twain, Jack London et Upton Sinclair, Joyce Carol Oates mêle la figure imaginaire
de Sherlock Holmes. Sans doute y a-t-il à dénicher, dans ce motif, l’enquête
que le narrateur historien poursuit sur sa propre histoire. L’enquête
historique se double d’une quête des origines.
[3] Voir, par exemple : http://njmonthly.com/articles/lifestyle/people/the-governor-the-first-lady-and-the-other-woman.html
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Première publication de cet
article sur la Règle du Jeu le 13 octobre 2014