vendredi 24 février 2017

Jeux de miroirs de Eugen O. Chirovici

Chirovici, Eugen Ovidiu, Jeux de miroirs (The book of mirrors), traduit de l’anglais par Isabelle Maillet, éd. Les Escales, 26 janvier 2017, 314 pages.

La bande rouge entourant le roman d’Eugen O. Chirovici incite plutôt à la défiance : on peut y lire « Le roman événement », ce qui est un peu court comme présentation (même si c’est efficace). La couverture de l’ouvrage est redondante, elle est d’un gris clair métallisé réfléchissant, qui rappelle les cartes postales que l’on distribuait à Lyon lors de l’expo sur le selfie. Il s’agit de simuler le miroir – les miroirs – dont il est question dans le titre. Mais il ne faut pas s’attacher à ces deux petits « trucs » d’édition, parce qu’ils ne concernent, finalement, que l’enveloppe du roman. Le texte, quant à lui, est tout simplement délectable. Amateur de polar bien ficelé, Jeux de miroirs est pour toi.

Un agent littéraire reçoit par la poste le début d’un manuscrit tout à fait prometteur, dont l’intrigue est basée sur le meurtre d’un professeur de Princeton qui a eu lieu dans les années 80. L’auteur est partie prenante du fait divers : il collaborait avec le professeur assassiné, et était amoureux de son étudiante-assistante. L’affaire n’a jamais été résolue, et l’agent littéraire espère que le manuscrit donnera la clé de l’énigme, car c’est le succès de librairie assuré. Mais… il ne reçoit qu’une partie du roman, et lorsqu’il cherche à contacter l’auteur, celui-ci vient de mourir, et la suite du roman est introuvable. Qu’à cela ne tienne, l’agent littéraire embauche un journaliste  pour écrire la suite du livre. Et le journaliste, donc, fait ses recherches. Rencontre un des flics qui a enquêté sur l’affaire à l’époque. Lequel flic, désormais à la retraite, reprend le dossier en solo, histoire de peupler sa solitude.

Le titre Jeux de miroirs reflète à la fois la psychologie des personnages, la position du lecteur et la construction du roman. Chirovici donne, dans la première partie, l’intégralité des chapitres reçus par l’agent littéraire. Cette partie, présentée dans une typographie différente, est le leurre sur lequel toute la quête du journaliste est bâtie. Le romancier, qui a connu la victime et l’entourage d’un fait divers, qui a lui-même été soupçonné d’être le meurtrier, rédige-t-il une confession ? Déforme-t-il les faits ? Il a été le colocataire de l’étudiante-assistante du prof de Princeton, mais a-t-il réellement vécu une histoire d’amour avec elle ? Quelle est la part de la fiction dans un roman basé sur une histoire vraie ? Les deuxième et troisième parties donnent la parole au journaliste et à l’ancien flic. Dans une gradation subtile, Chirovici passe ainsi de la fiction au journalisme, et du journalisme à l’enquête policière. Le lecteur est face à trois récits rédigés à la première personne, le « je » qui s’exprime est chaque fois concerné à un degré divers, toujours très impliqué dans sa démarche. A rebrousse-poil, Chirovici remonte la logique investigatrice – fiction/investigation/enquête – pour boucler la résolution de l’énigme. Dans une construction en trompe-l’œil, le lecteur remonte le temps alors que le déroulé du roman est chronologique – dans la diégèse, pas dans les faits. Voilà la marque d’un polar de haute-volée.

Il n’est pas de bon polar sans incitation à l’empathie. Celle du lecteur est sollicitée par chacun des narrateurs, par la narration à la première personne d’une part, et par les histoires d’amour brisées d’autre part. Le romancier, le journaliste et le flic à la retraite ont tous connu une femme qui leur a brisé le cœur – et, sans rien spoiler, on peut dire la même chose de l’assassin. Là encore, dans ces histoires d’amour malheureuses, le temps du roman est une composante essentielle, qui suit une courbe déviée : le passé (histoire d’amour finie), le présent (histoire d’amour qui se délite), l’avenir (histoire d’amour qui recommence).


La résolution de l’énigme a plus à voir avec Sherlock Holmes qu’avec le polar noir traditionnel, ce qui ajoute un charme de plus à ce roman policier. Eugen O. Chirovici est roumain, Jeux de miroirs est le premier roman qu’il publie en langue anglaise. On attend les prochains, et aussi la traduction en français de ses premiers ouvrages en roumain.